L’origine des Fake Books, Real Books et autres “Lead sheet”, est plus ancienne qu’on ne le pense. (Le « Lead sheet » est une partition qui se présente sous la forme d’une mélodie surmontée d’un chiffrage d’accord, c’est une sorte de condensé d’un morceau).
Elle provient des éditeurs de musique et principalement de George Goodwin, le directeur des programmes d’une radio de New-York, dans les années 40. Il s’agit du « Tune-Dex » (Index des morceaux), qui se présentait sous forme de fiches auxquelles les musiciens ou programmateurs professionnels s’abonnaient. Ces fiches contenaient les infos légales de la chanson, et la mélodie avec les accords chiffrés. Près de 25.000 cartes Tune-Dex auraient été mises en circulation entre 1942 et 1963.
Les musiciens de jazz se sont rapidement emparés de ces Tune-Dex pour détourner les chansons de Broadway et les adapter pour leurs orchestres. Le mot « Fake Book » vient de l’expression utilisée par les musiciens de l’époque : « To fake one’s way through a song » (Faire illusion, faire penser que l’on connait le morceau). On pouvait en effet à l’aide de ces fiches, jouer sur scène un morceau que l’on ne connaissait pas ! Ce Fake Book se distribue et se vend alors sous le manteau de façon totalement illégale…
Il nous quitte aujourd’hui à plus de 90 ans… Pascal Anquetil lui rendait hommage il y a peu avec ce très beau texte.
« Plus d’un demi-siècle après être entré dans la légende au Pershing Lounge de Chicago, en 1958, en enregistrant l’album culte « But Not For Me » (plus d’un million d’albums vendus !), Ahmad Jamal est toujours là, magnifique et unique. À plus de 90 ans, il déborde de vitalité et n’a rien perdu de son élégance et de sa modernité. Il demeure, toujours vif et inventif, l’un des tout derniers « géants du jazz » sur la crête de la créativité permanente.
Ahmad Jamal
Magicien des sons ! Voilà une appellation qui lui va comme un gant. Main de fer dans un gant de velours, bien sûr. Il faut le voir sur scène. Plus précisément, le voir écouter sa musique. Dos au public, face à ses musiciens, Jamal s‘affirme très directif. « Je sais exactement ce que je veux. ». Toujours aux aguets, il dirige son quartet avec autorité et vigilance, corrigeant d’un index impérieux l’écart imprévu d’un soliste. Ses musiciens le savent : rien ne lui échappe. C’est pour cette raison qu’ils partagent avec la même passion son aventure depuis si longtemps. Le contrebassiste James Cammack depuis 30 ans joue à la perfection « l’extension de sa main gauche ». Le louisianais Idriss Muhammad lui donne tout ce qu’il attend d’un batteur : « la sensibilité à la pulsation, le mouvement, le groove, la complexité ». En un mot, la danse.
Ahmad Jamal se définit d’abord comme un « Pittsburgher ». « Tous les habitants de Pittsburgh ont développé un truc qui les rend différents ». C’est dans cette cité minière qui a vu naître Art Blakey, Kenny Clarke, Ray Brown mais aussi d’importants pianistes (Earl Hines, Mary Lou Williams, Billy Strayhorn, Dodo Marmorosa et, bien sûr, son maître Erroll Garner) qu’il vit le jour en 1930, fils d’une mère femme de ménage et d’un père ouvrier. Il découvre le piano à l’âge de trois ans, compose à dix et débute professionnellement à onze en jouant des oeuvres d’Ellington et de Liszt.
En 1956, avec la complicité de Vernell Fournier à la batterie et Israël Crosby à la contrebasse, il expérimente une autre idée du trio piano-contrebasse-batterie. Chacun des trois musiciens y joue à égalité. Avec une science exacte des ruptures et des contrastes, ils peuvent ensemble, dans ce carcan élastique, inventer une manière libre et neuve de converser, d’écouter et de parler en même temps. En virtuose de la litote, Jamal donne à ce triangle miraculeux, grâce à la savante imbrication et complémentarité des trois musiciens, une poétique et une dynamique, une coloration et une cohésion profondément originales. C’était soudainement l’intrusion du drame dans le piano-bar. « Beaucoup de musiciens de ma génération sont marqués par la notion de drame. Si ma musique est différente, c’est que ma musique a été depuis l’enfance marquée par la tragédie. C’est pour cela que ma musique est constamment tonale. »
Ahmad Jamal
L’anecdote est devenue historique. Au milieu des années cinquante, Miles ne cessait de persécuter Red Garland, le pianiste de son quintette, en lui intimant l’ordre d’écouter chaque jour un disque d’Ahmad Jamal. C’est dire l’admiration que le trompettiste vouait au pianiste. Pourquoi ? Personne avant lui n’avait su développer un tel sens de l’espace et du silence, du passage de la frappe la plus puissante au toucher le plus léger. Ce n’est pas par hasard si Keith Jarrett le désigne toujours comme son influence majeure.
Après une longue éclipse due à la faillite de son club chicagoan l’Alhambra en 1961 et à ce que l’on appelle pudiquement des « problèmes personnels », il est finalement revenu, il y a vingt ans, sur le devant de la scène. Grâce à l’opiniâtreté et l’amitié d’un Français passionné, mort en 2005 : Jean-François Deiber. C’est lui qui, en juin 1988, eut la lumineuse idée d’inviter ce pianiste alors oublié dans son festival de Boulogne-Billancourt, le TBB Jazz. C’est lui qui sut alors le convaincre de retrouver le chemin des studios et les feux de la rampe. Pour le remettre enfin à sa vraie place : en plein soleil. Mission accomplie !
Depuis, Ahmad Jamal a retrouvé une seconde jeunesse, ne cessant d’enregistrer, de tourner et de triompher de par le monde. Comme le 26 octobre 1996 salle Pleyel lors un concert éblouissant dont un disque « Live in Paris » porte témoignage. « Maintenant, dit-il, si je m’assois au piano, c’est d’abord pour me faire plaisir. » A-t-il donc changé ? Oui et non. Son toucher est toujours d’une sensualité sans pareille. Alternant les attaques percussives et les chapelets de perles cristallines délicatement égrenées, il joue comme personne de l’étendue de son clavier. Sa musique concilie l’économie de moyens du pianiste qu’il était dans les années cinquante (beaucoup d’espace) et la brillance extravertie dont il fait désormais preuve. Avec encore plus d’évidence qu’hier, elle allie intuition et délicatesse, « ordre et beauté, luxe, calme et volupté. »
Doué d’un swing ailé, avec un sens inné de l’architecture et de l’épure (« ma pensée musicale est d’abord orchestrale »), Jamal construit ses improvisations comme des collages ou des poupées gigognes. Il introduit, décale, comble, relâche, cisèle, étire, renverse, bouscule ses solos avec un art très allusif de la mise en scène. Troué de fusées d’arpèges, pailleté de fulgurances rythmiques, son jeu sait aussi se nacrer d’irisations harmoniques inouïes. Avec l’énergie d’un jeune homme, Ahmad Jamal impose son style flamboyant fait de suspensions et de réitérations contrôlées. En maître du suspense. »
Le blog est heureux et fier de pouvoir publier les merveilleux textes d’une des plus belles plumes du jazz : Pascal Anquetil
THELONIOUS MONK : L’explorateur du silence
Thelonious Monk : 10 octobre 1917 à Rocky Mount (Caroline du Nord) – 17 février 1982 à Weehawken (New Jersey)
Phénomène d’identification ou signe d’une incontournable prédestination ? Mystère. « Misterioso ». En tout cas rarement un homme aura autant ressemblé à son nom : Thelonious « Sphere » Monk. Avec un tel état civil, il était fatal qu’il devienne ce qu’il fut : « Mad Monk » comme l’avaient surnommé des journalistes américains. Le moine fou, l’anachorète du piano jazz, l’architecte du silence qui poussa la folie de son exploration jusqu’à son ultime terme : une petite chambre que lui offrit dans sa grande maison du New Jersey la « jazz baroness » Nica de Koenigswatrer. C’est là qu’à partir de 1976 il se retira pour se murer à jamais en lui-même.
Thelonious Monk
Comment s’empêcher aujourd’hui d’interroger sa vie et de mesurer son oeuvre à l’aune de ce silence ? Thelonious n’avait que deux passions : le lit et le piano, deux espaces réservés aux rêves. Deux ruses pour apprivoiser le silence. Quand il jouait sur scène, il n’était pas rare de le voir s’arracher brutalement de son piano pour sautiller sur place et exécuter, tel un derviche tourneur, quelques rotations sur lui-même. Dès qu’il retrouvait son instrument, on pouvait voir naître sur son visage une espèce d’extase. L’oeil rivé sur son clavier, les longs doigts tendus à l’horizontale, comme des baguettes, suspendus au-dessus des touches, toujours encombrés de deux énormes bagues qui le gênaient mais dont il avait besoin, il semblait questionner l’ivoire du piano. « Il m’arrive souvent d’hésiter entre deux notes avant de me décider. » Et, quand les doigts s’abattaient sur les touches, que les accords tombaient, abrupts, pour provoquer d’imprévisibles collisions, vous saviez d’évidence que c’était les seules notes possibles, finalement moins nombreuses que celles qu’on croyait entendre. Tout cela en raison de sa prodigieuse science des harmoniques.
À un journaliste qui lui demandait ce qu’il avait ressenti au contact de Monk et ce qui se passait quand il partait ailleurs, très loin, John Coltrane répondit simplement : « La vérité ». La première vérité de Monk, c’était le son. Ce son était si puissant, si impérieux qu’il transcendait tous les styles, tous les genres et aussi, tous les pianos, aussi pourris fussent-ils. Jouant sur les volumes, les contrastes et les lumières, il traitait le son comme le marbre ou le granite. Il le sculptait toujours à sa manière unique grâce à son traitement rythmique, fondé sur le discontinu (les infimes intervalles, les décalages asymétriques), mais aussi harmonique, basé sur son génie de la dissonance.
Musique paradoxale, inclassable, inassimilable tant elle est différente, il faut pour tenter de la décrire faire appel à cette figure de style qu’est l’oxymore : l’union des contraires. La musique de Monk est dans le même mouvement sereine et angoissante, fluide et minérale, ronde et ascétique, virile et fragile, drôle et austère, troublante et apaisante, énigmatique et évidente. L’une des plus belles compositions de Thelonious ne s’intitule-t-elle « Ugly Beauty » ? La beauté laide !
Musicalement, Monk demeure une énigme. Comme un météore, il a chu sur la scène new-yorkaise du jazz, à l’aube du bebop, au début des années 40, avec un style déjà presque accompli, comme si, sans avoir vraiment à chercher, il l’avait tout de suite trouvé. « J’ai toujours fait ce qui me semblait bon sans me soucier de ce qu’on voulait que je joue. » Ce mathématicien des notes n’était pas un calculateur. Toute sa vie, il ignora l’idée même de compromis. À la concession, il préféra la concision. Son exigence incorruptible, sa farouche indépendance expliquent le caractère si singulier et irréductible de sa musique. Sans origine évidente (le stride, le piano harlémite, Duke ?) mais aussi sans descendance directe (même si son influence est aujourd’hui immense), son monde reste inimitable.
Personne ne sait comme lui l’art de choisir les deux notes qui suggèrent l’accord complet, calculer l’exacte densité d’une dissonance, la longueur d’un son, le poids d’un silence, « Le son qui fait le plus de bruit, dit-il, c’est encore le silence. ». Laconique et lacunaire, sa musique avance, titube, s’effondre tout à coup dans un précipice de silence pour resurgir ailleurs, là où précisément on ne l’attend plus. C’est toujours son sens infaillible de la mise en place qui le sauve de la chute. Monk a une batterie dans la tête. Ce qui lui permet quand il joue en solitaire d’être un fulgurant dispensateur de swing. « Straight, No Chaser »
Sa carrière discographique s’étend sur seulement vingt-cinq ans, des années Blue Note et sa dernière apparition au sein des « Giants of Jazz » (1971). Son oeuvre compte à peine une soixantaine de compositions personnelles, suite de sublimes ritournelles, toutes savantes et obsédantes, aux mélodies infectieuses et aux titres insolites. L’extraordinaire dans la musique de ce magistral marginal est qu’il est impossible, au-delà de son inquiétante étrangeté, d’y déceler la moindre trace de démence. Quand on lui reprochait ses solos « bizarres », il avouait ne pas comprendre. « Tout ce que je joue est parfaitement logique ». Logique de la forme et du rythme, logique du plaisir et de l’instant. Et pourtant, on le sent bien, la folie est toujours là. Elle guide tout, borde tout. Elle mène le jeu en silence. Jusqu’au final, son ultime avant la mort. « Round about midnight »
Voici quelques pièces de piano pour cycles 3. Elles permettent aux élèves de se familiariser avec les harmonies et les couleurs « jazz ». Vous pouvez télécharger gratuitement les partitions ICI.
Voici quelques pièces de piano pour cycles 2. Elles permettent aux élèves de se familiariser avec les harmonies et les couleurs « jazz ». Vous pouvez télécharger gratuitement les partitions ICI.
Voici quelques pièces de piano faciles pour cycles 1-2. Elles permettent aux élèves de se familiariser avec les harmonies et les couleurs « jazz ». Vous pouvez télécharger gratuitement les partitions ICI.
Le blog est heureux et fier de pouvoir publier les merveilleux textes d’une des plus belles plumes du jazz : Pascal Anquetil
Ces 8 premiers textes sont extraits de la publication » Portraits légendaires du jazz » (éditions Tana).
Bill EVANS : Le soleil noir de la mélancolie.
Bill Evans :
16 août 1929 à Plainfield – 15 septembre 1980 à New York
Il est de beaux dimanches comme ce 25 juin 1961. Un dimanche en cinq manches (deux sets l’après midi et trois sets en soirée) au Village Vanguard de New York. En une époque particulièrement turbulente, trois hommes, Bill Evans, Paul Motian et un jeune fauve de la contrebasse, âgé d’à peine 23 ans, Scott LaFaro, réalisent ce jour-là le miracle de suspendre le temps, d’apprivoiser la beauté pure et de poser en des termes neufs la problématique de l’échange musical. En un merveilleux ménage à trois, ils inventent un nouveau mode de circulation des énergies et des inconscients. Ce miracle fut de courte durée. Dix jours après, LaFaro se tuait en voiture, laissant Bill anéanti. Il devint, comme Nerval « le veuf, le ténébreux, l’inconsolé. »
« Le soleil noir de la Mélancolie » ne cessa plus depuis lors d’éclairer sa musique, mystérieuse, hypersensible, lyriquement grave. Déjà accro à l’héroïne depuis sa fréquentation de Philly Jo Jones dans le quintette de Miles Davis, époque « Kind of Blue », sa vie devint, comme l’a écrit son ami écrivain Gene Lees « le plus long suicide que toute l’histoire du jazz ait connu ». Après la musique, la drogue sera jusqu’à la fin sa seconde et impitoyable maîtresse. Les dernières années, il passera à la cocaïne, ce qui aura pour effet d’accélérer toute sa musique et de redresser sa position face au piano, lui si longtemps recroquevillé sur son clavier, dos voûté pour mieux se rapprocher au plus près du son.
Bill Evans
Rien de ce que joue ce poète de la confidence, têtu chercheur des lointains intérieurs, ne laisse tranquille, indifférent. Tant l’émotion qu’elle suscite est d’emblée bouleversante. Créateur d’une esthétique plutôt qu’un style, le plus européen des musiciens américains (il connaît très bien la musique classique, française comme russe) marque un point focal dans l’histoire du piano jazz. Avec lui, il y a un avant et un après. Tout le piano moderne vient de là et de lui. Pour son premier disque, sous son nom, publié en 1957, à l’âge de 27 ans, Bill Evans avait choisi un titre très clair: « New Jazz Conceptions ». Avec lui, il s‘agit, immédiatement, de l’invention d’un espace neuf, celui de l’intériorité absolue, que nul n’avait exploré avant lui. Il trouve une nouvelle esthétique du trio qui bouleverse la formule académique « piano basse batterie ». Dans son monde, à partir de 1960, les rôles sont reformulés et le triangle devient enfin équilatéral. La basse s’insinue sensuellement dans toutes les harmonies pour faire jeu égal avec le piano. La batterie ou, plus justement, la percussion rythmique, renvoie leur dialogue à toute sa délicatesse. D’où ce miracle d’équilibre où chacun des partenaires s’émancipe de l’autre en toute liberté, pour mieux laisser « la » musique s’éclore et s’épanouir.
Ce qui fascine dans son jeu, c’est d’abord son toucher tout en nuances et en vibration intime, riche d’un usage très raffiné de la résonance « Le piano, dira-t-il, est pour moi du cristal qui chante et qui produit de l’impalpable : un son qui s’étire dans l’air comme un rond de fumée. » Bill Evans fut tout à la fois un mélodiste d’exception, un coloriste de l’harmonie et un rythmicien hors pair grâce à son sens aigu de la pulsation intérieure et sa science des timbres, de la dynamique et du swing…au-delà du swing. « Bill Evans jouait dans les souterrains du rythme, dira Miles Davis. C’est ce que j’aimais le plus en lui. » Par l’allégement de son jeu de main gauche, il fait chanter l’harmonie comme personne avant lui, imposant ainsi une autre forme, discrète, secrète, pudique, jamais tapageuse ni narcissique, du lyrisme
Il est aussi de beaux lundis, comme ce 26 novembre 1979 à Paris, à l’Espace Cardin archi-comble. Avec deux jeunes complices d’exception, Marc Johnson à la contrebasse et Joe LaBarbera à la batterie, Bill retrouve le plus beau trio qu’il ait réuni depuis celui formé par Paul Motian et Scott LaFaro. Quand un homme sait qu’il va mourir, il se produit souvent un phénomène qu’on appelle « l’embellie ». Une mystérieuse cure de jouvence qui se traduit par une phénoménale fureur de vivre, l’urgence absolue d’aller à l’essentiel, la quête effrénée de la perfection dans laquelle il épuisera ses dernières forces. Comme si c’était la dernière fois. Et ce fut bien pour lui son dernier concert à Paris. Tout se joue, alors, dans la brûlure de l’instant. La mort rôde partout, c’est sûr, mais reste pourtant si lointaine, si impossible. Conséquence : jamais Bill Evans n’a été aussi grand, libre et lyrique qu’en ce soir d’automne à Paris. L’instant le plus magique du concert fut cette invraisemblable introduction fleuve (plus de 6 minutes 30 !) de Nardis, tout en variations en quintes, tout en rigueur et liberté contrôlées. Soudainement, le cliquetis des photographes cessa. Chaque spectateur retint sa respiration devant l’évidence éblouie de vivre ensemble un moment unique de pure musique. Dix mois plus tard, à bout de force, il mourut brutalement d’un ulcère perforant. Comme Charlie Parker.
Comment donner une couleur « jazz » à une chanson ?
En jazz, lorsqu’on interprète ou que l’on arrange un standard, une chanson, il est bien rare que l’on utilise « texto » les harmonies (souvent simples) du compositeur… On va plus ou moins spontanément créer des tensions (harmoniques et rythmiques), pour emmener la mélodie originelle, vers un univers différent.
Prenons un exemple précis de « standard », et voyons comment (à l’aide des « outils jazz » que sont l’enrichissement, la substitution, la superposition et l’emprunt), nous pouvons faire évoluer une chanson toute simple, vers un morceau à la couleur résolument « Jazz ». Nous resterons pour cet article, dans un univers « tonal », qui mettra en évidence les mouvements de voix.
J’ai volontairement choisi un standard universellement connu, qui ne vient pas du jazz mais de la variété Française. Il est aujourd’hui tellement assimilé au jazz, qu’on en a pratiquement oublié son origine !
Les Feuilles Mortes / Autumn Leaves
La musique est de Joseph Kosma, et les paroles sont de Jacques Prévert. Ce morceau fut composé pour le ballet de Rolland Petit Le Rendez-vous (1945) et interprété par Yves Montand dans le film « les portes de la nuit » en 1946. C’est en 1949 qu’il devient un standard de jazz lorsque Johnny Mercer l’adapte en Anglais.
Tous les grands jazzmen l’ont enregistré sous le nom de »Autumn Leaves » (plusieurs centaines de versions…)
Il est donc intéressant de voir comment cette mélodie avec des accords simples, a pu se transformer en passant dans la « moulinette jazz ».
Il est écrit sur la forme 32 mesures AABC.
Voici le morceau dans sa configuration pratiquement originelle (le Eb était absent de la version du créateur). Il s’agit d’un classique enchaînement de II/V/I. Les accords sont basiques : des m7, M7.
La mélodie et son harmonisation sont « tonales » :
II-V-I en Gm
II-V-I au relatif Bb
Emprunt au ton voisin Eb
Observez comme la voix supérieure de la main gauche fait office de « contre-chant » en utilisant les tierces et septièmes « pivots ». Comme je le disais dans l’article sur le contre-chant, cela va nous permettre de créer une ossature qui va faciliter l’ajout de voix supplémentaires…
Autumn Leaves 1
Autumn Leaves 1
On peut tout d’abord commencer par utiliser le premier des « outils jazz » et enrichir les accords, sans changer fondamentalement les enchaînements de degrés. On ajoute alors aux accords de base, des « superstructures » (notes d’intervalles doublés, au-dessus de la septième) : neuvièmes, onzièmes, treizièmes, justes ou altérées.
Cette action va permettre de donner aux voicings une teinte plus « jazz », de créer des tensions. Le deuxième effet intéressant qui résulte de l’ajout de ces superstructures, c’est que cela va faire apparaître des mouvements mélodiques à l’intérieur des voicings. Ces mouvements de voix vont alors former des contre-chants naturels… Mesures 2, 3, 4, mesures 17, 18, 19, 20, mesures 25, 26, par exemple.
A partir du moment où apparaissent des contre-chants naturellement formés par l’enrichissement des harmonies, on peut déjà parler d’une véritable harmonisation…
Autan Leaves 2
Autan Leaves 2
Nous allons à présent utiliser deux autres « outils jazz » : la substitution et la superposition de triades.
Voici un exemple de ce que cela peut donner.
C’est un peu systématique, voire, tiré par les cheveux, j’en conviens, mais c’est pour forcer le trait.
On substitue le triton mesures 1, 3, 8, 9, 10, 11, 17, 19, 23, 31, 32.
On substitue la tierce Majeure à la tierce mineure mesures 25, 29.
On substitue la quarte mesure 20.
On superpose des triades à l’accord 7ème de base, mesures 6, 22 et 28.
On justifie un « retard » mesure 27 par la logique de la ligne de basse (cet accord peut aussi s’entendre comme un GM7. La quinte étant jouée à la mélodie, on peut considérer que l’on change juste le mode du Gm d’origine…)
Autumn Leaves 3
Autumn Leaves 3
Enfin, comme dans l’exemple qui suit, on peut aussi emprunter(mesures 20 à 23) à une autre tonalité, s’évader un moment dans les broussailles puis revenir dans le chemin ! Cela peut amener à prendre de petites libertés avec la mélodie. Les emprunts les plus malins sont ceux qu’on ne voit pas venir et qui se font sans grandes cassures ou secousses. Dans le cas présent, l’accord de Db7/9sus mesure 20 (qui devrait être un Bb), apporte une transition, par l’intermédiaire de la note commune avec Bb, qui permet de faire moduler la mélodie et de glisser naturellement en A (II/V/I en A). Pour revenir à la tonalité originale ; le DO# tenu des mesures 23 et 24, offre la possibilité de glisser à nouveau dans la tonalité en bémol, par l’intermédiaire de notes communes entre A7sus et Bbm7+5 (Do# et Solb).
Voici donc ci-dessous, un exemple de ce que l’on peut faire en mélangeant l’emploi de tous les outils susnommés.
Mesures 1 et 2 : On conserve le II/V/I en Bb, mais on substitue la tierce majeure sur le Do mineur. La mélodie jouant la tierce mineure, cela crée l’incertitude tonale (propre au mode « blues ») cette tierce mineure devient donc une #9 puisque l’on entend la tierce majeure en dessous. On opère dans le même temps un mouvement des voix intermédiaires : C713-b13 qui va sur 9ième de F79, puis b9.
Pour la deuxième ligne, je décide de ne pas faire un copier-coller, mais d’aller voir ailleurs : la mélodie ne change pas, mais je décrète que ce Mib n’est plus la tierce de l’accord, mais la 9ième (je fais ce que je veux c’est moi l’arrangeur !;-), ce qui induit un nouvel accord de C#m7/9. Je n’ai ensuite qu’à glisser et répéter l’opération puisque la phrase suivante est la même un ton en dessous.
Mesure 13, je suis lassé de la couleur m7b5 redondante à cet endroit, je place donc une quinte juste qui « éclaircit » un peu. La résolution mesure 15 se fait cette fois à la « sixte Napolitaine », avant de revenir sur le premier degré.
La troisième ligne comme je le disais plus haut, va brièvement moduler (mesures 20 à 23), mais avant cela, elle commence sur un accord de D, comme prévu dans la grille originale, je décide cependant de changer la basse pour créer une tension. En fait bêtement, je place la b9 à la basse (Triade de D sur basse Eb). Cette basse va glisser sur un Ré (BbM7 basse ré, à la place de Gm7 d’origine, donc le relatif majeur), puis continue de glisser sur Db, cet accord de Db9sus et le suivant E7sus vont permettre de moduler en La.
Les mesures 25 et 26 font entendre un accord de D7-13-b9, qui descend par tierces mineures (comme la mélodie)
La résolution de la dernière ligne (mesures 31 & 32) se fait en passant par le VIIème degré. La mélodie (tonique) est donc successivement la 9ième de F7, la b9 de F#7 et la tonique de Gm.
Autumn Leaves 4
Autumn Leaves 4
Il ne s’agit ici que de quelques exemples dans un esprit « tonal », mais vous l’aurez compris, lorsque l’on maîtrise ces outils jazz, on peut faire un peu ce que l’on veut : rester soft dans la ré harmonisation ou partir plus loin et même beaucoup plus loin… Surtout lorsque l’on ajoute des changements de rythme, des décalages, que l’on déstructure la forme etc… (Nous aborderons cela dans un autre article…).
Une notion importante à laquelle il faut toujours faire attention, sous peine de ne pas arriver à justifier votre audace et à convaincre l’auditeur, c’est la logique des voix, et le bon rapport entre la mélodie et la ligne de basse. C’est l’ossature, le squelette qui tient l’ensemble.
Vous aussi, tentez votre propre ré harmonisation de ce thème. Vous pouvez comme dans les exemples, procéder par étapes en introduisant progressivement les « outils » énoncés.
Un petit tuto vidéo revient sur ces notions, et d’autres…
Stella By Starlight
Je vous livre un autre essai de ré harmonisation tonale de standard sur « Stella By Starlight »
Je ne change pas grand-chose en fait, la mélodie ne bouge pas, je ne module pas. Je colore, en changeant le tempérament des accords (je mets des m7 à la place des M7 et vice versa), en substituant, en modifiant les cadences attendues, j’ajoute des enchaînements de degrés, des marches harmoniques, toujours en maîtrisant le rapport ligne de basse/mélodie. Écoutez la mélodie seule avec la ligne de basse : on devine très bien ce qui se passe…
Stella By Starlight
Version de Stella jouée « live » avec une harmonie…Stella – Basse + mélodie
Enfin, pour terminer, voici un exemple de très bel arrangement (ré harmonisation et changement de structure rythmique), avec ce « What Is This Thing Called Love » du septet de Don Grolnick, pianiste et arrangeur de grand talent, disparu beaucoup trop tôt !…
What Is This Thing Called Love. Don Grolnick septet
Paul Bley est né le 10 novembre 1932 à Montréal. Il est considéré comme le pianiste majeur du courant Free Jazz, et il a influencé de nombreux pianistes comme Keith Jarrett…
En 1950 il s’installe à New York pour étudier à la Julliard School of Music. Il participe en 1959 à la création d’un trio qui va marquer cette période, avec Jimmy Giuffre (Clarinette) et Steve Swallow (contrebasse). Ce trio développe un concept nouveau d’improvisation collective libre, basé sur l’écoute. C’est l’un des premiers musiciens de jazz à employer le synthétiseur.
Né le 2 septembre 1928 à Norwalk, Horace Silver est l’un des pianistes majeurs du style Hard Bop, mais aussi de la Soul Music. Il commence sa carrière comme saxophoniste (repéré par Stan Getz qui l’engage à ses côté). Il rejoindra rapidement New York où il adoptera définitivement le piano et s’affirmera comme compositeur. En 1953, il va fonder avec Art Blakey, le célèbre groupe des « Jazz Messengers », qu’il quittera en 1956 pour fonder son propre orchestre, qui, à l’instar des « Jazz Messengers », participera à la découverte de nombreux jeunes talents ! Son style est très inspiré de Gospel et de Blues.
Né le 16 août 1929 dans le New Jersey, Bill Evans étudie le piano, le violon et la flûte. Il s’intéresse rapidement au jazz en écoutant des pianistes comme Bud Powel, Lennie Tristano ou Nat King Cole. Il passera 3 ans comme flûtiste à l’armée… Au début des années 1950, il sera remarqué par le compositeur George Russell. Il enregistre en 1956 avec son propre trio, et dévoile sa technique d’harmonisation novatrice. Il va ensuite intégrer de nombreux orchestres en tant que « Sideman », dont celui de Miles Davis pour le célèbre album « Kind of blue ».
C’est en 1959 qu’il fonde son fameux trio avec Scott LaFaro (à la contrebasse) et Paul Motian (à la batterie), avec un principe novateur qui consiste à dialoguer à 3 et non plus à se faire simplement accompagner par la basse et la batterie. On appelle ce système l’» Interplay ».
Fortement influencé par sa culture classique (Debussy, Ravel…), Bill Evans a révolutionné le jeu du trio et du piano jazz et a influencé nombre de pianistes qui l’ont suivi. Il sera victime de sa consommation excessive de drogues et décèdera en 1980 à 51 ans.
RANDY WESTON 6 avril 1926 N.Y – 1er septembre 2018 N.Y
S’il est un pianiste et compositeur qui peut se prévaloir de l’héritage direct de Duke Ellington et Thelonious Monk, c’est bien Randy Weston…
L’héritage de ses maîtres (Ellington, Monk, mais aussi Earl Hines et Nat King Cole), mixé à son amour de la culture africaine, en font un des pianistes les plus originaux et créatifs de sa génération (Avec sans doute Errol Garner, Jacky Byard et Ahmad Jamal…).
Randy étudie jeune, le piano classique et la danse. Il sert pendant 3 ans dans l’US Army, de 1944 à 1947. A son retour à Brooklyn, il travaille dans le restaurant de son père, dans lequel défilent des stars du jazz… Il tombe littéralement amoureux de la musique de Monk, lorsqu’il l’entend jouer pour la première fois avec Coleman Hawkins.
Au début des années 50, il se rend à Lenox dans le Massachusets, où, en fréquentant Marshall Stearns, un historien du jazz au « Music Inn «, il étudie les règles de la musique africaine rapportées au jazz. C’est ici qu’il va écrire une de ses premières compositions : Berkshire Blues.
Pianiste, compositrice et pédagogue, Leila Olivesi est une artiste complète, très présente sur la scène du jazz Français. Elle vient de publier un ouvrage pédagogique très intéressant et répond aux questions de Docteur Jazz.
DJ : Le parcours de Leila est assez impressionnant. Jugez plutôt :
Diplômée en philosophie et en musicologie à la Sorbonne, en piano jazz, formation musicale, écriture et orchestration au conservatoire et à l’IACP. Prix et distinctions : Ellington composers, Coup de coeur de l’Académie Charles Cros, Académie du Jazz, Tremplin jazz à Montmartre, Trophées du Sunside, Tremplin jazz île de France, La Défense, Jazz primeur de Culture France, Prix Sacem et Prix Défi Jeunes.
En cette rentrée scolaire 2021, le blog a décidé de faire quelques portraits et interviews d’enseignants (enseignantes) du jazz. Robin Notte, Clavieriste polyvalent de grand talent et pédagogue, répond aux questions de Docteur Jazz.
DJ : Bonjour Robin, peux tu te présenter ?
RN : Je m’appelle Robin Notte, je suis pianiste, clavieriste. Je mène en parallèle une carrière de musicien (leader et accompagnateur) et de pédagogue. Coté pédagogie, je suis spécialisé dans l’enseignement du Jazz. En revanche artistiquement, j’ai fait énormément de projets de musiques actuelles dans toutes sortes d’esthétiques. Depuis une dizaine d’années je parcours les routes, principalement aux cotés d’artistes de la chanson française.
DJ : Quel est ton parcours ?
RN : J’ai commencé la musique a l’âge de 8 ans dans une petite école de musique municipale de Seine et Marne. Un peu de piano classique d’abord, puis au bout de 5 ans, j’ai arrêté pour prendre des cours de piano Jazz avec le prof de l’école. Comme ça me plaisait bien, à l’âge de 15 ans mes parents m’ont inscrit dans un stage de jazz d’été. Ce stage a changé ma vie. J’y ai rencontré un certain Julien Dubois , jeune saxophoniste de mon âge qui était super doué et super motivant. En sortant de ce stage j’ai décidé que je voulais faire de la musique toute ma vie et j’ai monté mon premier groupe avec lui. J’ai fini le lycée et après le bac, je suis rentré au Conservatoire départemental de Noisiel, dans l’espoir de passer les diplômes mais ça s’est mal passé avec le prof de piano. J’ai quitté le conservatoire, et à partir de là je me suis fait tout seul, en cherchant les réponses par moi-même. J’ai appris en dévorant « le livre du piano jazz de Mark Levine » en écoutant énormément de jazz, en repiquant des disques, en m’entourant de musiciens plus forts que moi et en écoutant leurs précieux conseils. J’ai suivi quelques cours avec le fabuleux Emil Spanyi aussi.
Le pianiste autodidacte Erroll Garner aurait eu 100 ans il y a quelques jours ! Né le 15 juin 1921 à Pittsburg et décédé le 2 janvier 1977 à Los Angeles, ce musicien, catalogué par la critique au début de sa carrière (à l’instar de son collègue Ahmad Jamal) comme « pianiste de bar » (Mon dieu, faut-il ne pas avoir d’oreille et aucun sens du swing !), s’est vite fait une place dans le « top ten » des pianistes de jazz les plus célèbres de l’histoire du jazz. Il réalise la meilleure vente de disque de jazz instrumental de tous les temps avec « concert by the sea » enregistré en 1955. Ce fut le 1er disque de jazz au monde à dépasser le million de ventes en 1958.
Né le 10 octobre 1917 en Caroline du nord, Thelonious Monk est le pianiste et compositeur le plus emblématique de la période Bebop. Ses deux parents sont pianistes, et la famille s’installe à New York lorsqu’il est âgé de 4 ans. Après avoir débuté au violon puis à la trompette, il étudie le piano classique et remporte même plusieurs concours amateurs.
Réformé de l’armée pour des motifs psychiatriques, il fonde son premier orchestre en 1937. Il devient le pianiste attitré du Minton’s Playhouse, où se déroulera la révolution du Bebop. Il y joue en compagnie de Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Bud Powel (autre grand pianiste Bop) et tant d’autres.
Malgré le fait que cette jeune génération, à laquelle il appartient à l’époque, ait un profond respect pour les anciens, Monk dira : « Il faut créer quelque chose qu’ils ne puissent pas jouer … » Sous-entendu : les musiciens de jazz Swing, avec lesquels la rupture est alors totale.
Le jeu très particulier de Monk, et son approche singulière de l’harmonie, influenceront fortement la musique Bop. Même si sa carrière a du mal à décoller et malgré le fait qu’il soit un pianiste souvent décrié, Monk reste un génie du piano jazz et de la composition.
Il aura souvent des problèmes de drogue, qui lui vaudront par 2 fois la suppression de sa carte de travail. A partir de 1972 et jusqu’à son décès en 1982, il jouera moins. Son dernier album en tant que leader est enregistré en 1968 avec le Big Band d’Oliver Nelson : c’est un pur chef d’œuvre…
De tout temps, le « star système », engendré et entretenu par les médias (Presse, radio, TV), a fait et défait des carrières, orientant souvent celles-ci vers tel ou tel aspect de la personnalité des artistes mis en lumière. Parfois, les artistes eux-mêmes se sont laissé entraîner par le tourbillon de la célébrité, mettant plus ou moins volontairement en « sourdine » une des facettes de leur talent, pour en accentuer une autre…
Count Basie, Nat King Cole trio, Duke Ellington
Quand on parle de Duke Ellington, on pense surtout au génie de la composition et de l’orchestration.
En Count Basie, l’on reconnait un exceptionnel chef d’orchestre, qui est invariablement associé à son Big Band, formidable et unique « machine à swing ».
Nat King Cole, quant à lui, est définitivement catalogué comme le chanteur « Crooneur » du siècle, titre honorifique qu’il partage avec Frank Sinatra.
Cependant, ces trois stars du jazz ont un point en commun :
Ce sont tous des pianistes majeurs de l’histoire du jazz, dont on a souvent oublié l’importance et l’influence sur les générations de pianistes qui les ont suivis.
Né le 21 mai 1904 à New York, le pianiste et compositeur Thomas « Fats » Waller est un des musiciens les plus influents de la période « swing » des années 1930. Pianiste virtuose de style « stride », il apprendra son métier auprès des plus grands pianistes du moment, comme Willie the Lion Smith ou James P. Johnson.
Il a composé plusieurs centaines de morceaux qui sont devenus des standards de jazz. Il a influencé des pianistes comme Count Basie, Art Tatum ou Thelonious Monk. Ses talents d’amuseur voire de pitre, on malheureusement souvent occulté son génie musical. Il décèdera d’une pneumonie à l’âge de 39 ans.
Difficile d’être original pour rendre hommage à ce géant du jazz et plus largement, de la musique… Tout a été dit, ou va être dit !
Alors je citerai un album, parmi les dizaines de chef-d ’œuvres dont Chick Corea a irradié le monde de la musique du XXe siècle. Cet album avec lequel j’ai réellement découvert sa musique lorsque j’étais adolescent : « Return to Forever » enregistré en 1972 et qui allait faire date dans l’histoire. Plus tard en 1989, avec « Akoustic band », j’ai véritablement pris conscience de la dimension et de l’importance de sa musique et me suis rué sur ses albums précédents…
La modernité, l’invention de son jeu, sa verve de compositeur, ont influencé tant de musiciens… J’ai eu la chance de croiser sa route au festival de Nice en 1999, où nous avions l’honneur de faire sa première partie aux arènes de Cimiez.
Claude Bolling rejoint en cette fin d’année 2020, le Panthéon des musiciens de jazz Français.
Travailleur acharné, inventif, boulimique, touche à tout, il a beaucoup contribué (à l’instar de Jacques Loussier, Didier Lockwood, Michel Legrand et quelques autres) à l’exportation et à la reconnaissance du jazz Français à l’étranger. Également connu pour ses compositions « Cross over », mélangeant jazz et classique en mettant en scène des musiciens comme Jean-Pierre Rampal ou Alexandre Lagoya, il sera un compositeur important de musique de film et d’animation et s’imposera comme l’un des plus grands pianistes spécialistes du Ragtime.
J’ai eu la grande chance de travailler avec lui durant les années 90, et d’être un témoin actif de son « laboratoire musical ». J’ai énormément appris sur mon métier à son contact.
J’avais envie de vous faire partager ce petit extrait d’une émission d’André Francis de 1974, où Claude est parfaitement dans son élément, et nous montre sa connaissance des pianistes des années 1910 à 1940.
Pianiste, compositeur arrangeur et vocaliste d’une grande culture et au langage sensible, Franck Amsallem est né en 1961 à Oran et a grandi à Nice. Son parcours est impressionnant et mérite que l’on s’y attarde… Il répond aux questions de Docteur Jazz…
Présente-toi
Pianiste de jazz, arrangeur occasionnel puisque n’écrivant plus beaucoup, chanteur frustré.
Expatrié n’ayant jamais tranché entre la musique noire et les excès de la table bien de chez nous.
Quels sont les arrangeurs qui t’ont le plus influencé ?
Dans l’ordre : Bob Brookmeyer, Bela Bartok, Thad Jones, Gil Evans & Igor Stravinsky.
Quel est le projet d’écriture dont tu es le plus fier ? ton préféré ?
Nuits pour Orchestre à cordes, section rythmique et soliste de Jazz. Jamais enregistré dans une version satisfaisante, mais je l’espère « in the future ».
Une phrase pour définir l’écriture
Ne pas se tromper de cible, ce n’est pas forcément écrire pour la postérité, mais plutôt écrire quelque chose qu’on a envie de réécouter.
Quel est l’arrangement qui n’est pas de toi et que tu aurais aimé écrire ?
« Thank You » de Jerry Dodgion
Quels sont tes projets ?
Jouer et écrire des arrangements pour quatuor à cordes dans un projet à venir avec chanteuse. Jouer et recommencer à écrire pour moi dès que la vie reprendra…
Anecdote personnelle
En juin 1989, j’étais en très bonne compagnie avec d’autres arrangeurs-compositeurs émérites (Kenny Berger, Ed Neumeister, Glenn Mills, Frank Griffith, Pete Mc Guinness), en train d’écrire une composition originale pour l’orchestre de Mel Lewis lors d’un stage organisé par BMI (le premier « BMI Workshop », devenu depuis une institution New-yorkaise).
Nous devions tous « pondre » un opus pour cet orchestre que nous adorions, LA référence absolue à NYC et ailleurs. Un long concert s’annonçait en perspective, avec des musiciens dans l’orchestre ayant plus ou moins envie de jouer le jeu. Mel, très malade, était comme souvent d’une humeur massacrante, et décida lors de la deuxième répétition qu’il ne se sentait pas de jouer toute cette musique, pourtant écrite spécialement pour lui. On sentait bien qu’il désapprouvait tout cet exercice, pourtant chapeauté par ses amis Brookmeyer et Manny Albam. On appela Danny Gottlieb pour le remplacer (En lecture à vue, bonjour…), mais Mel resta pour écouter tout le concert et joua même un morceau qu’il trouvait plus « civilisé ».
On (du moins moi) s’était donné beaucoup de mal pour écrire quelque chose spécialement pour lui, chose que tout arrangeur doit garder à l’esprit au lieu d’écrire un hypothétique concerto pour cobaye en souffrance. Il m’avait déjà rencontré auparavant et complimenté sur mon travail. Je l’ai approché à la fin du concert et il m’a dit : « Your chart was GREAT, GREAT ! up until it went into multiple-meters (…!).
Je lui ai répondu… »euhhhhhhh enfin…. C’était tout en 4/4, juré, craché… ». Il me regarda, toujours aussi sévère « you know what I mean, it sounded like it was in odd-meters ». Et avant que je ne puisse lui répondre, il me dit : « Look, odd meters are a bad thing. Very bad. Don’t do it, don’t go there. Look what it did to Don Ellis : He died from it ». Sans me laisser le temps de lui répondre, il s’en alla.
Trente ans après j’en suis toujours bouche bée.
6 mois plus tard, il s’en alla rejoindre Thad au paradis des bandleaders qui swingueront « no matter what ».
Merveilleux musicien, pianiste original et sensible. J’ai rencontré Pierre de Bethmann pour la première fois aux Djangos d’or en 1996. J’ai toujours suivi avec grand intérêt son travail remarquable. Nos chemins musicaux ne se sont pourtant jamais croisés, jusqu’en 2019, où je lui ai proposé de se joindre au projet de BIG ONE sur les « Tableaux d’une exposition » de Modeste Moussorgsky. Il nous parle de son parcours et répond aux questions de Docteur Jazz !…
Un grand nombre de standards de jazz viennent, comme nous l’avons vu dans un article précédent (« le répertoire du jazz »), de la comédie musicale à Broadway (Années 20 à 40). La plupart d’entre eux utilisent un, ou des enchainements de degrés très courants dans le jazz.
Il existe également des formes et canevas harmoniques récurrents et convenus. C’est le cas de « I got Rhythm » de George Gershwin, construit sur 32 mesures (en fait 34 à l’origine) et de forme « AABA », qui fait entendre cet enchainement de degrés bien connu : I, VI, II, V. On nomme cette suite de degrés : « Anatole », terme qui viendrait du surnom que l’on donnait autrefois aux squelettes des facultés de médecine. Cette forme est souvent utilisée par les jazzmen en Jam session. Les musiciens se servent également du terme « Rhythm changes » pour désigner l’Anatole.
Une autre succession de degrés très utilisée en jazz : « Christophe » (du nom du standard « Christopher Colombus » lui aussi en 32 mesures AABA) : I, I7ième (tierce à la basse), IV, IV# dim, I. (pour le « Christophe ascendant ») I, I7 (septième à la basse), IV (tierce à la basse), IVm (tierce à la basse), I (pour le « Christophe descendant »)
On constate que « I got Rhythm » utilise « Anatole » sur les 4 premières mesures de chaque ligne A (le Db dim de la troisième mesure étant ce que Gershwin a écrit, mais ce n’est pas toujours joué ainsi), puis « Christophe » sur les mesures 5 et 6. « Christopher Colombus » quant à lui, alterne « Christophe » et « Anatole ». Pas étonnant, car le titre complet est : « Christopher Colombus, A Rhythm Cocktail » …
La troisième ligne (appelée « Bridge » ou « Pont ») sur les deux morceaux, fait entendre une autre succession récurrente de degrés (encore des quartes) : III, VI, II, V, que l’on nomme communément « trois, six, deux, cinq » car elle ne porte pas de nom !… Je suggère « Martine », ou « Sophie » 😉 😉 Pour rétablir une certaine parité !…
Pour « I Got Rhythm », voyez aussi quand on observe la grille d’origine de George Gershwin, comme le jazz s’est emparé de cette chanson de Broadway, et comme il en a simplifié les enchainements harmoniques en ne gardant que les degrés principaux, pour pouvoir improviser plus facilement dessus sans doute… (Dans le jazz on a plutôt tendance à enrichir, donc à compliquer des harmonies simples…). On joue en effet communément sur le « bridge », une succession de quartes (D7-G7-C7-F7), alors que dans la grille du compositeur, il y a une multitude d’accords de passage qui mettent en valeur la mélodie, qui elle, est plutôt statique et simple.
NB : Il existe pas mal de documents où l’on entend ce thème, joué par George Gershwin lui-même. Il ne fait jamais exactement la même chose, mais une petite synthèse des différentes versions du « bridge » pourrait donner quelque chose comme ceci :
De manière générale, je préfère toujours me référer à la version du créateur (quand elle existe), plutôt qu’à la partition d’éditeur qui, si elle a le mérite d’exister, comporte souvent des erreurs ou approximations…
Je termine ce petit article par un coup de projecteur en forme d’hommage à Philippe Baudoin, pianiste et musicologue (entre autres), qui a produit un travail exceptionnel sur les grilles de jazz et qui à mon sens, n’est pas reconnu à sa juste valeur.
A vous procurer d’urgence si vous ne l’avez pas encore : « Anthology of jazz chord changes» 1558 standards, de 1900 à 1960 (S.Joplin à J.Coltrane). Je serai certainement amené à en reparler.
Expression que l’on entend fréquemment lors des « jam sessions »
Les musiciens de jazz lisent la mélodie des morceaux sur des portées, comme pour n’importe quelle autre musique.
Mais pour ce qui concerne les harmonies (accords d’accompagnement), les jazzmen utilisent un système de chiffrage (que l’on appelle « chiffrage Américain ») et qui consiste en des lettres, A-B-C-D-E-F-G (La-Si-Do-Ré-Mi-Fa-Sol) auxquelles on ajoute le mode (Majeur par défaut ou mineur « m ») puis les notes additionnelles ; quintes (augmentées ou diminuées) sixtes, septièmes (mineures ou majeures), neuvièmes (justes, diminuées ou augmentées), onzièmes (justes ou augmentées), treizièmes (justes ou diminuées). Soit : #5, b5, 6, 7, M7, 9, b9, #9, 11, #11, 13, b13. La mention « sus » veut dire que l’on remplace la tierce par la quarte. Le triangle veut dire : Septième majeure. Le rond barré veut dire : mineur 7 avec une quinte bémol. 2 veut dire qu’il y a une neuvième sans septième.
Ce chiffrage, sorte de moyen mnémotechnique qui peut s’apparenter à la basse chiffrée utilisée par les organistes classiques, est inséré dans des grilles dont chaque case représente une mesure.
Ce système permet notamment aux rythmiciens que sont les pianistes, guitaristes et bassistes, d’accompagner un morceau qu’ils ne connaissent pas. Les morceaux de jazz étant pour la très grande majorité, écrits avec un nombre de mesures prédéfini, une fois que l’on a joué la mélodie, on reprend en boucle la « grille » pour faire des solos. « Pour ton solo, tu prends une grille ou deux ? »
Certains solistes sont efficaces et concis et ne prennent qu’une ou deux grilles de solo. D’autres plus bavards, ou qui mettent du temps à se chauffer, en prennent sept ou huit…
Au début du jazz et jusqu’à la fin des disques en cire et l’arrivée du microsillon 33 tours (Long Playing Record), les plages d’enregistrements étaient limitées en temps, les solos étaient donc courts, rarement une grillecomplète, mais plutôt 8 ou 16 mesures. Avec l’arrivée du LP, les solistes ont pu se lâcher comme ils le faisaient sur scène ! Le recordman du monde est sans doute Paul Gonsalves, le saxophoniste ténor qui jouait chez Ellington au Newport Jazz Festival en 1956, et qui ne prit pas moins de 27 grilles (oui ! oui !) dans « Diminuendo Crescendo in Blue ».
Une autre anecdote vécue à propos de la longueur des solos : Harry « Sweet » Edison, trompettiste discret, voire minimaliste mais remarquable et reconnaissable à la première note, disait : « Si tu es content de la grille que tu viens de jouer en solo ; n’en fais pas une deuxième ! Si tu n’es pas content de la grille que tu viens de jouer en solo ; n’en fais pas une deuxième ».
Né le 20 octobre 1890 à la Nouvelle-Orléans, Jelly Roll Morton (Ferdinand Joseph Lamothe, de son vrai nom), était un pianiste très influent à la naissance du jazz. C’était un personnage particulier et excentrique (il s’était fait incruster deux diamants sur ses dents de devant). Il était parfois détesté mais toujours respecté. Il prétendait qu’il était « L’inventeur du jazz », ce qui n’était pas totalement faux ! C’était d’ailleurs inscrit sur ses cartes de visite !
Ce pianiste a révolutionné le rythme du ragtime, pour le transformer en jazz, en y ajoutant des syncopes notamment. Jelly Roll était aussi un très grand compositeur. Son orchestre le plus fameux s’appelait les « Red Hot Peppers » et se produisait à Chicago dans les années 1920.