Il est impossible de dresser une liste exhaustive et d’évoquer tous les banjoïstes qui ont contribués à l’histoire de cet instrument dans le jazz traditionnel, tant ils sont nombreux.
La plupart d’entre eux jouaient également de la guitare, car il est une idée reçue assez tenace qui consiste à penser que les orchestres à la nouvelle Orléans ne jouaient qu’avec un banjo et un tuba…
En fait, tout dépendait de la nomenclature du reste de l’orchestre et surtout des conditions de jeu ou d’enregistrement. Si le banjo a rapidement pris l’ascendant sur la guitare dans les orchestres des années 10 et 20, c’est parce qu’il était plus puissant, surtout en extérieur, et que lors des enregistrements (avant 1926/27 et l’invention du microphone), il était plus efficace en tenant également un rôle de percussion (la batterie étant à l’époque encore assez sommaire et difficilement enregistrable).
A la lecture de biographies diverses, de documents, de récits, on s’aperçoit que « l’âge d’or » du banjo dans le jazz se situe assez clairement entre 1917 (premier exode de musiciens de N.Orleans à Chicago) et 1930 (arrivée du swing et de la pulsation à 4 temps des big bands). Avant 1917, la guitare était majoritairement employée dans les orchestres (comme on le constate sur les photos des années 1910 ci-dessous).
On comprend également, que les orchestres de parades (Brass bands) qui étaient engagés pour jouer à poste fixe et qui ne pouvaient avoir un piano sur place, préféraient le banjo (souvent un 6 cordes) à la guitare, moins puissante…
Contrairement à ce que l’on pense souvent, beaucoup de banjoïstes qui n’étaient pas forcément guitaristes, jouaient du banjo 6 cordes, plus complet…
Globalement, à la N.O, on joue plutôt du banjo 6 cordes et de la guitare, et à Chicago plutôt du banjo ténor (instrument que l’on retrouvera en majorité dans les formations étoffées du style Fletcher Henderson, Hot 7 d’Armstrong, ou Red Hot Peppers de Morton).
A l’arrivée de la période « Swing » en 1929 et du jazz à 4 temps, le banjo va progressivement perdre du terrain, pour être finalement supplanté par la guitare dans la majorité des orchestres.
Certains banjoïstes se mettront à la guitare pour conserver leur boulot (Freddy Guy chez Ellington), d’autres, maîtrisent déjà les deux instruments, comme Johnny Saint Cyr ou Eddie Condon…
Le meilleur exemple d’adaptation du type d’instrument à la nomenclature de l’orchestre, se trouve peut-être chez Louis Armstrong. En effet, Johnny Saint Cyr utilise dans le Hot 5, majoritairement le banjo 6 cordes qui est plus adapté avec seulement le piano de Lil Hardin comme instrument de la rythmique. A contrario dans le hot 7, avec l’ajout du tuba et de la batterie, Saint Cyr passe au banjo 4 cordes. C’est aussi le banjo ténor qu’il utilisera chez Morton…
Deux grandes lignées de banjoïstes…
Les banjoïstes du sud
Lorenzo « Renza » Staulz, John Saint Cyr, Buddy Christian, Bud Scott, Danny Barker (Pour ne citer que les principaux évidemment…)
Renza Staulz. Probablement né en 1858, il serait l’un des plus anciens banjoïstes de jazz…C’est un dandy qui possède une blanchisserie-teinturerie ! Il est également guitariste, et se produit avec Buddy Bolden, Kid Ory, Buddy Petit, Bob Lyons. Il décède en 1924. Il est l’une des principales sources d’inspiration de Danny Barker, qui lui empreinte sa technique de « roulé ».
John Saint Cyr (1890-1966). Sans doute le plus célèbre, notamment parce qu’il a joué avec les musiciens les plus créatifs (à Chicago entre autres), comme Louis Armstrong qui l’engage dans ses « Hot 5 » et « Hot 7 », ou Jelly Roll Morton dans ses « Red Hot Peppers ». Son père, flûtiste et guitariste lui enseigne très tôt la musique, mais dans le même temps il apprendra le métier de plâtrier, qu’il exercera pendant toute sa carrière… D’abord guitariste, il se met au banjo vers 1917, car l’instrument devient à la mode. Il est un des rares guitariste de sa génération à lire parfaitement la musique, et à jouer de la guitare, du banjo 4 cordes, du banjo 6 cordes. Ces qualités font de lui un musicien très apprécié des chefs d’orchestres. Ses talents de rythmicien, mais également de soliste, sont très vite remarqués. Comme beaucoup, il suit l’exode des musiciens de la Nouvelle-Orléans à Chicago, et joue rapidement avec tout ce que le jazz de l’époque compte de stars… Kid Ory, Freddie Keppard, King Oliver, Johnny Dodds, Jimmie Noone, Armstrong et Morton…
A partir de 1930, Saint Cyr revient à la Nouvelle-Orléans et reprend son métier de plâtrier, il ne joue plus que rarement, et avec des musiciens locaux…
On entend parfaitement son jeu ciselé et précis dans les Hot 5 et Hot 7 d’Armstrong ainsi que chez Morton, chez lequel il prend même des solos…
Narcisse « Buddy « Christian (1895 ? – 1958 ?). Tout d’abord pianiste chez Peter Bocage puis King Oliver, Buddy Christian se met au banjo pour accompagner Willie « The Lion” Smith et Clarence Williams (1923-1925). Il enregistre avec Louis Armstrong et Sidney Bechet. Selon Hugues Panassié, son jeu se caractérise par « une grande sûreté harmonique et un swing intense provenant de la subtilité de ses accentuations ».
Bud Scott (1890-1949). Guitariste, comme Saint Cyr, Scott naît à la Nouvelle-Orléans et est également apprécié pour ses talents de rythmicien. Il joue chez Buddy Bolden et Freddie Keppard. Comme Saint Cyr, il se met au banjo en 1917 et pratique les deux instruments. Il se fixe au banjo vers 1923 dans l’orchestre de King Oliver, mais on l’entend également jouer du banjo 6 cordes dans quelques enregistrements… Il se remet finalement à la guitare en 1927 pour jouer avec les Red Hot Peppers de Morton, et alternera les deux instruments jusqu’au début des années 30, où il disparaît un peu de la scène. Il réapparaît de façon épisodique dans les années 40, uniquement à la guitare.
Daniel « Danny » Barker (1909-1994). Né lui aussi à la Nouvelle-Orléans, Danny apprend le ukulélé avec son grand père, puis la clarinette avec Barney Bigard. Paul Barbarin lui enseigne la batterie. Sa rencontre avec le banjo sera « accidentelle », il doit remplacer au pied levé un musicien ivre mort… Danny raconte lui-même qu’il a appris le banjo en « dévorant des yeux les banjoïstes en vogue de l’époque ».
Barker se marie et arrive à New-York en pleine dépression économique. Il est embauché pour jouer au Nest Club, mais il se fait voler son banjo sur la scène. Son chef lui suggère d’emprunter une guitare (qui selon lui est un instrument qui a de l’avenir). Une fois de plus, Danny apprend à jouer de l’instrument sur scène, et joue dans un premier temps des accords de ukulélé sur les 4 dernières cordes de la guitare… A partir du début des années 30 on le verra jouer presque exclusivement de la guitare, avec Cab Calloway, Benny Carter, James P.Johnson, Lionel Hampton, Louis Armstrong, Charlie Parker… Après les années 40, il est un des rares à reprendre son banjo, qui sera exclusivement un banjo 6 cordes Vega (Comme celui de Saint Cyr), ce qui prouve son attachement à cet instrument. Son style au banjo guitare, est beaucoup plus un jeu de soliste que d’accompagnateur, il utilise des accords assez fournis, et des figures rythmiques multiples, mais toujours avec finesse et bon goût.
Les banjoïstes du nord
Elmer Snowden, Eddie Condon, Fred Guy, Charlie Dixon, Clarence Holiday, Ikey Robinson, Richard “Dick” McDonough, Bernard Addison…
Les deux premiers musiciens de cette liste méritent qu’on parle d’eux, car ils sont injustement méconnus. Ils ont pourtant eu un rôle décisif dans l’histoire du banjo jazz. Banjoïstes, mais aussi chefs d’orchestres. L’un noir, l’autre blanc…
Elmer Snowden (1900-1973). Il naît et décède pratiquement en même temps qu’un certain Duke Ellington, et leurs carrières sont intimement liées… En effet, au début des années 20, Snowden monte son premier orchestre : les « Washingtonians » qui jouent dans la région de New-York et Washington. Cet orchestre est composé de très jeunes musiciens, dont Sonny Greer à la batterie, Otto Hardwick au saxo alto, et Duke Ellington au piano (Fats Waller était pressenti pour le poste mais il déclinera finalement l’offre). L’orchestre remporte un gros succès, notamment au Hollywood club de Broadway. En 1925, les membres de l’orchestre se fâchent avec Snowden et propulsent le jeune Duke à la tête de l’orchestre ! On connait la suite… (Freddie Guy remplacera Snowden au banjo. Il restera avec le Duke jusqu’en 1949).
Snowden commence la guitare et la mandoline à l’âge de 9 ans. Il joue rapidement dans les rues de Washington et chez les commerçants de son quartier. Le pianiste Eubie Blake le remarque et l’engage pour jouer du banjo-mandoline avec lui. A peine âgé de 18 ans, il est engagé par Claude Hopkins, cette fois-ci au banjo ténor.
Après l’épisode « Washingtonians-Ellington », il montera entre 1926 et 1933, plusieurs orchestres qui serviront de tremplin à de jeunes musiciens alors débutants, comme : Roy Eldrige, Dickie Wells, Otto Hardwick, Sidney Catlett, Benny Carter, Count Basie, Jimmie Lunceford, Rex Stewart, Chick Webb…
En 1933, un sérieux différend avec le syndicat des musiciens, l’éloigne de la scène. Il faudra attendre 1942 pour le voir réapparaître. En 1960 il enregistre pour la marque Riverside, son fameux « Harlem Banjo », un disque entièrement consacré au banjo (qui à l’époque était plutôt en disgrâce), dans lequel on l’entend jouer les mélodies en leader, en single notes ou en accords… Une interview donnée à l’époque à Stanley Dance, nous révèle que dans cet enregistrement (et dans d’autres…), il joue du banjo Plectrum accordé « Chicago DGBE », sur lequel il monte des cordes de guitare à fort tirant ! (Exactement ce que j’utilise personnellement). Il avoue qu’il n’a jamais révélé cela avant, pour ne pas galvauder son style et son jeu très personnel… 😉
Eddie Condon (1905-1973). Si Snowden est très marqué par Harlem, Condon est pour sa part, un pionnier du style « Chicago ». Né dans l’Indiana, il apprend le ukulélé et le banjo dans les orchestres locaux. Il rencontre Bix Beiderbecke à 19 ans et participe au Austin High School Gang, groupe de jeunes musiciens blancs qui posera les bases du style « Chicago ». Il va ensuite jouer dans une multitude d’orchestres et avec des musiciens tels que Red McKenzie, Red Nichols, Louis Armstrong (et les Savoy Ballroom Five), Fats Waller, Bunny Berigan, et beaucoup d’autres… Il est l’un des derniers à délaisser le banjo, au début des années 30, pour se tourner vers la guitare ténor à 4 cordes (accordée en quintes comme le banjo ténor), dont il sera l’un des plus grands représentants. Il restera jusqu’à sa mort en 1973, un fervent défenseur du style traditionnel. Il se sera contenté de faire de l’accompagnement toute sa vie, mais quel accompagnement !! Les témoignages des musiciens qu’il a accompagnés, sont unanimes…
Fred Guy (1897-1971). Il débute à New-York au début des années 20 comme banjoïste. Il rencontre très vite Duke Ellington qui va l’embaucher (aux alentours de 1925) dans les Washingtonians. Il fera toute sa carrière chez Duke ! (A l’instar de Freddie Green chez Basie…). Duke affectionne la sonorité de son banjo, qui se marie parfaitement avec la basse de Wellman Braud (jouée à l’archet) pendant toute la période « Jungle ». Fred Guy ne délaisse son banjo pour la guitare que vers 1933. Il quittera l’orchestre du Duke en 1949 et deviendra gérant du Parkway Dancing à Chicago. Il se suicidera en novembre 1971.
Stan Laferrière
Source principale : “Une histoire du banjo” Nicolas Bardinet
Autres sources : Articles jazz hot, interviews, biographies (Morton, Armstrong, Barker…)
A lire aussi : « le banjo dans le jazz » et « le banjo 6 cordes, instrument hybride ? »
Un petit tuto : « Comment choisir et régler son banjo »
Je viens de découvrir le blog Docteur Jazz et l’ai consulté avec beaucoup d’intérêt et grand plaisir : des articles bougrement bien documentés, des interviews qui portent l’éclairage sur l’activité musicale des jazzmen et jazzwomen, des prestations vidéos vivantes et instructives, des offres pédagogiques, etc., sans parler de la présentation graphique claire, colorée, très agréable pour l’œil et permettant une accessibilité aisée aux rubriques proposées. C’est un blog dans lequel de nombreux curieuses et curieux du jazz, mélomanes néophytes ou « affranchis », amateurs ou professionnels, pratiquants débutants ou grands élèves souhaitant élargir leurs connaissances de cette musique trouveront assurément leur miel.
Didier Robrieux
Un grand merci Didier pour votre retour élogieux, qui nous encourage dans notre démarche bien évidemment !!
Merci pour cette petite histoire du banjo jazz, j’ai beaucoup apprécié. Etant moi-même banjoiste ragtime dans le style de Fred Van Eps et de Vess l. Ossman, luthier de banjos à la retraite, et également joueur de plectrum banjo. Je trouve quand – même dommage que le banjo n’ai pas été mis plus en avant dans la musique Jazz, contrairement à la grande notoriété des Peabody, Reser,beaucoup plus virtuoses dans un autre style, que les gens que vous avez si bien cités, il est vrai que la grande époque du banjo se situait entre les années 1890 et 1915, période du ragtime, et que le banjo se soit borné principalement à l’accompagnement pendant la période du jazz trad…. C’est ce que je déplore encore à notre époque, bien qu’il y ait beaucoup de groupes maintenant dont le banjo tenor ou plectrum sont les instruments vedettes de ces groupes pour le jazz. Longue vie à votre site ! Respect !
Merci Eric pour vos encouragements et votre commentaire ! Oui, je comprends votre frustration par rapport au banjo dans le jazz, son rôle s’est en effet majoritairement cantonné à l’accompagnement. cela tient aussi à l’histoire et aux spécificités de cette musique… Le banjo à eu plusieurs vies dans plusieurs styles de musiques. La période que vous citez, a vu l’essor des « orchestres de banjos » (comme des orchestres de mandolines d’ailleurs), et des solistes virtuoses. Le jazz a intégré cet instrument (dans les années 20 ) dans des orchestres qui comprenaient des cuivres et des anches, qui étaient les instruments « vedettes », cantonnant le banjo au rôle d’accompagnement. Après cette période, le 4 cordes est effectivement tombé en désuétude face au 5 cordes « bluegrass » qui est revenu en force, avec des solistes émérites… Restent Johnny Saint Cyr, Elmer Snowden et Danny Barker (entre autres) qui laissent tout de même de beaux solos…