De tout temps, le « star système », engendré et entretenu par les médias (Presse, radio, TV), a fait et défait des carrières, orientant souvent celles-ci vers tel ou tel aspect de la personnalité des artistes mis en lumière. Parfois, les artistes eux-mêmes se sont laissé entraîner par le tourbillon de la célébrité, mettant plus ou moins volontairement en « sourdine » une des facettes de leur talent, pour en accentuer une autre…
Quand on parle de Duke Ellington, on pense surtout au génie de la composition et de l’orchestration.
En Count Basie, l’on reconnait un exceptionnel chef d’orchestre, qui est invariablement associé à son Big Band, formidable et unique « machine à swing ».
Nat King Cole, quant à lui, est définitivement catalogué comme le chanteur « Crooneur » du siècle, titre honorifique qu’il partage avec Frank Sinatra.
Cependant, ces trois stars du jazz ont un point en commun :
Ce sont tous des pianistes majeurs de l’histoire du jazz, dont on a souvent oublié l’importance et l’influence sur les générations de pianistes qui les ont suivis.
Duke Ellington (1899-1974) …
Oui ! Indéniablement, Duke Ellington peut être considéré comme l’un des plus grands compositeurs et orchestrateurs de tous les temps. Concernant son génie de l’orchestration et dans le style qui lui est propre, je le place personnellement au même niveau que Maurice Ravel.
Une production faramineuse (même si certains des « tubes » de son orchestre et quelques suites, ne peuvent lui être attribués en totalité *) le place en tête des compositeurs de jazz les plus joués de la planète.
Né à Washington en 1899, il aura dirigé et écrit pour son orchestre, sans interruption de 1925 à 1974…
Pourquoi a-t-on occulté son jeu de piano, instrument qu’il commence à étudier à l’âge de 7 ans ?
S’il est vrai que Duke n’est pas considéré comme un grand technicien, il a pourtant été dans les années 20 l’un des grands pianistes de style « Stride », fortement influencé par Willie Smith « The lion » et James P. Johnson, dont il se démarque toutefois assez rapidement.
Son jeu de piano incisif, parfois même brutal, qui fait entendre des accords inattendus et des lignes mélodiques très personnelles, se détache bientôt de tout ce que l’on peut entendre à l’époque. Plus techniquement : la conduite horizontale des voix intermédiaires de ses « voicings », qui autorise et justifie bien des audaces harmoniques, est le reflet de la vision qu’il défend dans ses orchestrations et qui se retrouve tout naturellement dans son jeu de piano.
S’il reste souvent discret au sein de son orchestre, ses introductions et interventions pianistiques sont extrêmement colorées et originales. (« Deep South Suite » 1945, « Masterpieces » 1951). Mais pour se rendre compte de la dimension du pianiste et de son audace harmonique, il faut l’écouter en duo avec Jimmy Blanton (1954), ou dans ce mémorable préambule de « Rocking in Rhythm » nommé « Kinda Dukish » ou même en solo (Paris 1970) par exemple… Son jeu est incroyablement orchestral !
Il est difficile de parler de filiation pianistique, mais on retrouve pourtant des traces indélébiles de son empreinte sur des pianistes comme Thelonious Monk, Jacky Byard ou Randy Weston… Je dirais que le Duke, pianiste inclassable, a influencé de près ou de loin d’autres pianistes inclassables !…
* “Take the A Train “, “Mood Indigo ““Caravan “, “Far east suite “etc.… Mais cela fera certainement l’objet d’un article complet.
Count Basie (1904-1984) …
On a pu dire de Basie (de façon péjorative), qu’il jouait à l’économie, j’ai même lu que « c’était un pianiste médiocre » … Quelle méconnaissance ! …
Count Basie a grandi, musicalement parlant, à Kansas City, berceau du Boogie Woogie, où il débute comme pianiste de l’orchestre de Benny Moten à la fin des années 20. Il suit les conseils avisés de Fats Waller (qui lui apprendra d’ailleurs à jouer de l’orgue), et va rapidement prendre de l’assurance en se révélant être un formidable chef d’orchestre et meneur d’hommes. Il remplacera en effet Benny Moten à la tête de son orchestre (devenu big band en 1927) au décès de celui-ci en 1935.
Au milieu des années 30, le célèbre producteur et « découvreur » de talents John Hammond entend Count Basie et dit de lui : « Je ne pouvais en croire mes oreilles… Basie avait développé un style d’une extraordinaire économie. En quelques notes, il disait tout ce que Fats Waller et Earl Hines pouvaient dire pianistiquement, usant d’une ponctuation parfaite, un accord, une note, capable de stimuler des souffleurs et de leur faire atteindre des sommets jusque-là inaccessibles. Entre 1932 et 1936, Basie avait découvert l’efficacité de la simplicité. »
Cette simplicité (apparente) sera sa marque de fabrique, son étendard, qui viendra contraster avec la puissance des cuivres de son big band… Mais écoutez bien certains de ses solos, lorsque la main gauche se souvient que Basie est un grand pianiste de Stride et de Boogie-woogie (style apparu vers Chicago et à Kansas City au début des années 20 et dont les plus célèbres représentants furent Jimmy Yancey, Albert Ammons ou Pete Johnson), on reste collé au siège, comme dans l’album « Atomic » dans Kid from Redbank par exemple… Basie, piètre pianiste ? Laissez-moi rire…
Nat King Cole (1919-1965) …
J’ai gardé Nat King Cole pour la fin, car en matière pianistique, c’est certainement « l’oubli » le plus injuste et injustifié de l’histoire du jazz.
King Cole fait partie de cette génération de pianistes (comme Teddy Wilson ou Mel Powel), qui ont débuté leur carrière en s’abreuvant du style de piano « stride » de leurs aînés, mais qui ont commencé à simplifier leur jeu de main gauche pour libérer le discours mélodique de leur main droite…
Un des tout premiers à envisager cette nouvelle façon de jouer du piano, est sans doute Earl Hines (1903-1983) et ce n’est sûrement pas un hasard s’il fut l’une des principales sources d’inspiration du jeune pianiste King Cole.
Cole monte son premier trio en 1937 (chose méconnue : Oscar Pettiford sera son tout premier bassiste). A l’écoute des premières faces de ce trio qui fera date dans l’histoire du jazz (Cole ne chante pas encore en soliste), on remarque la complexité rythmique et harmonique des arrangements, mais aussi et surtout le phrasé de piano, qui n’a plus grand-chose à voir avec les phrasés « swing » classiques de l’époque et qui préfigure très clairement le style Bebop qui va déferler à partir de 1939.
Des pianistes comme Bud Powel ou Oscar Peterson lui doivent beaucoup (et ne s’en cachent pas) … Écoutez par exemple son solo dans les premières faces en trio (1938-1940) ou dans « I Know That You Know » dans l’album “After Midnight”, où il use abondamment de chromatismes, de gammes pentatoniques et de formules rythmiques inhabituelles. Les faces en trio ou quartet (sans basse) avec Buddy Rich, Lester Young, Charlie Shavers sont également incroyables d’inventivité…
Après avoir été « découvert » par John Hammond (encore lui !!) et engagé en 1942 par la firme Capitol (dont il fera la fortune avec « Route 66 » et « Sweet Lorraine »), King Cole gravit très rapidement les marches de la célébrité (Il sera le premier noir à habiter Beverley Hills) et va quelque peu délaisser son piano au profit de sa voix de velours…
Je n’ai trouvé sur la toile, aucun article traitant clairement de ce sujet. Le blog voulait rendre justice à ces maîtres du piano jazz (Le très regretté Claude Carrière, spécialiste de Duke Ellington avait évoqué ce fait au cours d’une très belle conférence).
J’aurai pu parler des heures de ce sujet, tant il existe d’autres pianistes de grand talent oubliés ou contrariés (comme Stéphane Grappelli par exemple, formidable pianiste, admirateur et disciple d’Art Tatum), mais je laisse le soin aux visiteurs du blog, de commenter cet article !
Stan Laferrière
Tout à fait d’accord sur cet article à propos des pianistes méconnus…Pour le grand Count Basie, j’ai fait une vidéo où on le voit, entre autres titres, jouer du stride et du boogie alternativement;;;et pas à l’économie ! :))
Elle est sur ma chaine youtube: « Jazzhotclublr »…