AHMAD JAMAL ou Le maître du suspense
Il nous quitte aujourd’hui à plus de 90 ans… Pascal Anquetil lui rendait hommage il y a peu avec ce très beau texte.
« Plus d’un demi-siècle après être entré dans la légende au Pershing Lounge de Chicago, en 1958, en enregistrant l’album culte « But Not For Me » (plus d’un million d’albums vendus !), Ahmad Jamal est toujours là, magnifique et unique. À plus de 90 ans, il déborde de vitalité et n’a rien perdu de son élégance et de sa modernité. Il demeure, toujours vif et inventif, l’un des tout derniers « géants du jazz » sur la crête de la créativité permanente.
Magicien des sons ! Voilà une appellation qui lui va comme un gant. Main de fer dans un gant de velours, bien sûr. Il faut le voir sur scène. Plus précisément, le voir écouter sa musique. Dos au public, face à ses musiciens, Jamal s‘affirme très directif. « Je sais exactement ce que je veux. ». Toujours aux aguets, il dirige son quartet avec autorité et vigilance, corrigeant d’un index impérieux l’écart imprévu d’un soliste. Ses musiciens le savent : rien ne lui échappe. C’est pour cette raison qu’ils partagent avec la même passion son aventure depuis si longtemps. Le contrebassiste James Cammack depuis 30 ans joue à la perfection « l’extension de sa main gauche ». Le louisianais Idriss Muhammad lui donne tout ce qu’il attend d’un batteur : « la sensibilité à la pulsation, le mouvement, le groove, la complexité ». En un mot, la danse.
Ahmad Jamal se définit d’abord comme un « Pittsburgher ». « Tous les habitants de Pittsburgh ont développé un truc qui les rend différents ». C’est dans cette cité minière qui a vu naître Art Blakey, Kenny Clarke, Ray Brown mais aussi d’importants pianistes (Earl Hines, Mary Lou Williams, Billy Strayhorn, Dodo Marmorosa et, bien sûr, son maître Erroll Garner) qu’il vit le jour en 1930, fils d’une mère femme de ménage et d’un père ouvrier. Il découvre le piano à l’âge de trois ans, compose à dix et débute professionnellement à onze en jouant des oeuvres d’Ellington et de Liszt.
En 1956, avec la complicité de Vernell Fournier à la batterie et Israël Crosby à la contrebasse, il expérimente une autre idée du trio piano-contrebasse-batterie. Chacun des trois musiciens y joue à égalité. Avec une science exacte des ruptures et des contrastes, ils peuvent ensemble, dans ce carcan élastique, inventer une manière libre et neuve de converser, d’écouter et de parler en même temps. En virtuose de la litote, Jamal donne à ce triangle miraculeux, grâce à la savante imbrication et complémentarité des trois musiciens, une poétique et une dynamique, une coloration et une cohésion profondément originales. C’était soudainement l’intrusion du drame dans le piano-bar. « Beaucoup de musiciens de ma génération sont marqués par la notion de drame. Si ma musique est différente, c’est que ma musique a été depuis l’enfance marquée par la tragédie. C’est pour cela que ma musique est constamment tonale. »
L’anecdote est devenue historique. Au milieu des années cinquante, Miles ne cessait de persécuter Red Garland, le pianiste de son quintette, en lui intimant l’ordre d’écouter chaque jour un disque d’Ahmad Jamal. C’est dire l’admiration que le trompettiste vouait au pianiste. Pourquoi ? Personne avant lui n’avait su développer un tel sens de l’espace et du silence, du passage de la frappe la plus puissante au toucher le plus léger. Ce n’est pas par hasard si Keith Jarrett le désigne toujours comme son influence majeure.
Après une longue éclipse due à la faillite de son club chicagoan l’Alhambra en 1961 et à ce que l’on appelle pudiquement des « problèmes personnels », il est finalement revenu, il y a vingt ans, sur le devant de la scène. Grâce à l’opiniâtreté et l’amitié d’un Français passionné, mort en 2005 : Jean-François Deiber. C’est lui qui, en juin 1988, eut la lumineuse idée d’inviter ce pianiste alors oublié dans son festival de Boulogne-Billancourt, le TBB Jazz. C’est lui qui sut alors le convaincre de retrouver le chemin des studios et les feux de la rampe. Pour le remettre enfin à sa vraie place : en plein soleil. Mission accomplie !
Depuis, Ahmad Jamal a retrouvé une seconde jeunesse, ne cessant d’enregistrer, de tourner et de triompher de par le monde. Comme le 26 octobre 1996 salle Pleyel lors un concert éblouissant dont un disque « Live in Paris » porte témoignage. « Maintenant, dit-il, si je m’assois au piano, c’est d’abord pour me faire plaisir. » A-t-il donc changé ? Oui et non. Son toucher est toujours d’une sensualité sans pareille. Alternant les attaques percussives et les chapelets de perles cristallines délicatement égrenées, il joue comme personne de l’étendue de son clavier. Sa musique concilie l’économie de moyens du pianiste qu’il était dans les années cinquante (beaucoup d’espace) et la brillance extravertie dont il fait désormais preuve. Avec encore plus d’évidence qu’hier, elle allie intuition et délicatesse, « ordre et beauté, luxe, calme et volupté. »
Doué d’un swing ailé, avec un sens inné de l’architecture et de l’épure (« ma pensée musicale est d’abord orchestrale »), Jamal construit ses improvisations comme des collages ou des poupées gigognes. Il introduit, décale, comble, relâche, cisèle, étire, renverse, bouscule ses solos avec un art très allusif de la mise en scène. Troué de fusées d’arpèges, pailleté de fulgurances rythmiques, son jeu sait aussi se nacrer d’irisations harmoniques inouïes. Avec l’énergie d’un jeune homme, Ahmad Jamal impose son style flamboyant fait de suspensions et de réitérations contrôlées. En maître du suspense. »
Pascal Anquetil