Leur histoire, et comment les utiliser…
Fake Books…
L’origine des Fake Books, Real Books et autres “Lead sheet”, est plus ancienne qu’on ne le pense. (Le « Lead sheet » est une partition qui se présente sous la forme d’une mélodie surmontée d’un chiffrage d’accord, c’est une sorte de condensé d’un morceau).
Elle provient des éditeurs de musique et principalement de George Goodwin, le directeur des programmes d’une radio de New-York, dans les années 40. Il s’agit du « Tune-Dex » (Index des morceaux), qui se présentait sous forme de fiches auxquelles les musiciens ou programmateurs professionnels s’abonnaient. Ces fiches contenaient les infos légales de la chanson, et la mélodie avec les accords chiffrés. Près de 25.000 cartes Tune-Dex auraient été mises en circulation entre 1942 et 1963.
Les musiciens de jazz se sont rapidement emparés de ces Tune-Dex pour détourner les chansons de Broadway et les adapter pour leurs orchestres. Le mot « Fake Book » vient de l’expression utilisée par les musiciens de l’époque : « To fake one’s way through a song » (Faire illusion, faire penser que l’on connait le morceau). On pouvait en effet à l’aide de ces fiches, jouer sur scène un morceau que l’on ne connaissait pas ! Ce Fake Book se distribue et se vend alors sous le manteau de façon totalement illégale…
Real Books…
Au début des années 70, deux élèves du bassiste Steve Swallow au « Berklee College Of Music » de Boston, ont l’idée de créer le « Real Book » (en opposition au « Fake Book » : après le « faux », le « vrai »), en intégrant des morceaux plus modernes. Ils seront rapidement copiés, les créateurs ne pouvant revendiquer quoi que ce soit, puisque se trouvant dans l’illégalité la plus totale !
A la fin des années 80, des éditeurs plus malins que les autres, vont finir par acheter les droits des chansons et morceaux, et faire paraitre un « New Real Book », cette fois-ci légal !
Pour plus de détails, je vous invite à visionner l’excellente vidéo d’Etienne Guéreau sur le sujet.
Anthologie des grilles de jazz…
Un autre ouvrage sur le sujet, Français celui-là, mérite amplement d’être mentionné ici, puisque même les musiciens Américains l’utilisent ! il s’agit de « l’Anthologie des grilles de jazz » de Philippe Baudoin (Pianiste et professeur d’histoire du jazz, entre autres…). C’est un travail titanesque de recherche, de compilation de partitions originales, de synthèse des différentes versions enregistrées… Le tout rassemblé dans un recueil regroupant plus de 1500 grilles de jazz, de Scott Joplin à John Coltrane.
Le travail de Philippe a le grand mérite de proposer les harmonies d’origines des morceaux, ainsi que les variantes usuelles et les versions importantes de référence à écouter…
Nous laisserons prochainement la parole à Philippe Baudoin, qui nous expliquera la genèse de son fameux recueil…
Real Books, lead sheets, grilles harmoniques, comment les utiliser ?…
Si l’entreprise des créateurs des Tune-Dex, Fake et Real Books, et autres grilles de jazz, est bien évidemment louable à plus d’un titre et très utile pour les musiciens, c’est l’utilisation que l’on en fait majoritairement de nos jours, dans les conservatoires et sur scène, qui est plus discutable…
En effet, rappelez-vous la devise des musiciens des années 40 à propos du « Fake Book » … Ces supports apportent une aide précieuse pour jouer un morceau au débotté sans le connaitre, mais ne doivent en aucun cas être considérés comme des « Bibles » ou autres livres sacrés ! Malheureusement, c’est bien souvent le cas. Les étudiants et même parfois les professionnels se réfèrent à ces écrits « sommaires » et un peu radicaux, sans prendre le temps ou la peine d’aller écouter les versions des créateurs, ni celles de légende qui ont suivi.
Je dis toujours à mes étudiants, quel que soit l’instrument qu’ils pratiquent : Modifiez ce que vous voulez, mélodies, harmonies, ré-harmonisez les thèmes à votre goût, évidemment ! Mais apprenez d’abord les textes originaux… Ne serait-ce que par respect pour les compositeurs, mais aussi pour comprendre leurs cheminements de création…
Je vais même plus loin : malgré des éditions et corrections successives au fil des ans, il subsiste des inexactitudes ou approximations dans le New Real Book !… Cet ouvrage ne doit pas être pris pour « argent comptant », les mélodies et harmonies sont souvent erronées et/ou modifiées, modernisées, notamment pour les thèmes composés avant 1950 (On y trouve des M7 sur tous les accords sur les mélodies de Broadway des années 30, ou des ajouts de II/V un peu partout. Souvent la tonalité n’est pas celle d’origine). On retrouve d’ailleurs ces inexactitudes dans l’application IReal pro, utilisée par 90% des musiciens lors des jam sessions… (Pour le coup, tout le monde joue la même grille, et ce n’est déjà pas si mal !…;-)
Il ne s’agit donc en aucun cas d’un produit « brut », mais d’un produit modifié. A titre d’exemple, voici la partition de CARAVAN (Composé par Juan Tizol 1936) de la dernière édition du New Real Book. Elle comporte 2 erreurs dans la mélodie, et une dans les harmonies…
Écoutez la version du créateur Juan Tizol avec l’orchestre Barney Bigard « Jazzopaters » en 1936 (Première version enregistrée). En plus des erreurs mentionnées plus haut dans la mélodie, on entend clairement que les harmonies commencent par un Gm7b5 basse de Db en alternance par demi-mesures avec le C7. Le C7 sur toute la séquence fonctionne, mais en aucun cas l’alternance de C7-Db7 par mesures complètes…
Voici également la vidéo avec l’orchestre de Duke Ellington : L’arrangement est différent mais pas la mélodie (toujours jouée par le créateur).
Les deux étudiants créateurs du Real Book en 1975 étaient pourtant très clairs sur l’utilisation qui devait être faite de leur book, ils disaient que ça ne dispensait aucunement d’écouter les versions et surtout d’apprendre les mélodies et les harmonies exactes avant de les modifier…
Autre exemple célèbre : l’interprétation de « ‘Round Midnight » par Miles Davis. Il commet une « erreur » dans la mélodie au tout début, dans quasiment toutes les versions qu’il a enregistrées ! il joue en troisième note du thème, un Solb à la place d’un Fa. Évidemment il ne s’agit pas d’une erreur, mais d’une querelle avec Thelonious Monk (le compositeur), Miles jouait cette note juste pour l’agacer (ce qui marchait très bien). Ils ne s’entendaient pas du tout. Monk aurait dit à Miles : « Arrête de massacrer ma mélodie » et Miles lui aurait répondu « Quand tu sauras m’accompagner correctement tu pourras me dire quelque chose » !… Toujours est-il que certains musiciens ou étudiants jouent l’» erreur » de Miles sans même connaitre la mélodie d’origine, c’est bien dommage…