Le blog est heureux et fier de pouvoir publier les merveilleux textes d’une des plus belles plumes du jazz : Pascal Anquetil
Ces 8 premiers textes sont extraits de la publication » Portraits légendaires du jazz » (éditions Tana).
DUKE ELLINGTON : L’architecte de la Great Black Music
Duke Ellington : 29 avril 1899 à Washington DC – 27 mai 1974 à New York
À un journaliste obséquieux qui ne cessait de le qualifier de « cinéaste génial », Orson Welles eut cette réponse définitive : « Les vrais génies du XX° siècle ne sont pas des cinéastes, ni des peintres, des savants ou des écrivains. Ce sont des musiciens de jazz, comme Duke Ellington. » Oui, sans aucun doute, Duke fut un génie. S’il n’a inventé ni le jazz ni le grand orchestre, on lui doit d’avoir porté l’un et l’autre à un degré d’incandescence créatrice exceptionnel. « Je pense, a dit Miles, que tous les musiciens de jazz devraient se réunir un certain jour de l’année et s’agenouiller ensemble pour rendre hommage à Duke ».
Pourquoi serait-il juste de célébrer chaque année un tel homme ? Parce qu’Ellington incarne à lui seul un siècle de jazz. Mieux encore, son œuvre immense, irrémédiablement moderne, est essentielle au jazz. Plus qu’aucune autre, elle représente, au sens esthétique mais aussi diplomatique, le génie et la beauté inépuisables de la musique afro-américaine. Fils d’un majordome à la Maison-Blanche, petit-fils d’un mulâtre né en esclavage, Duke s’est imposé comme « le » musicien américain du siècle, même si certains lui préfèrent Aaron Copland ou Charles Ives. À l’instar de Gershwin, il est le pivot de l’identité américaine, tout en s’affirmant avec fierté comme l’héritier d’une culture noire douloureusement enracinée dans l’obscurité de la mémoire. « Je veux faire la musique du Noir américain », telle fut son ambition.
Ce dandy charismatique fut un grand séducteur. Mais cet homme à femmes n’aima vraiment d’une passion physique inépuisable que la musique. « Music is my Mistress », tel est le titre de ses mémoires. D’une élégance souvent tapageuse, d’une courtoisie un peu lointaine, ce parfait gentleman avec ce sourire de Bouddha accroché à ses lèvres, manifesta un calme toujours olympien face aux vicissitudes de la vie infernale de chef d’orchestre. Parrain bienveillant, il sut, sans jamais hausser le ton, imposer respect et autorité à cette bande de clochards célestes et d’ivrognes invétérés qu’était son big band. « Le pianiste de l’orchestre » (comme il se présentait sur scène), était un meneur d’hommes très distingué. Quelques que soient ses frasques, il répugnait à congédier un musicien qu’il avait lui-même choisi. Quand ce dernier souhaitait quitter quand même l’orchestre, il se contentait de dire : « il reviendra ». Et de fait, il revenait presque toujours.
Son art savant de la maïeutique fut de révéler à eux-mêmes tous ses musiciens, ses « prime done » comme il s’amusait à les appeler. Son génie fut aussi d’accepter de se laisser construire par eux. Entre le maître et ses compagnons, l’échange fut incessant. Comme personne, il savait réveiller leur personnalité profonde, leur parole la plus singulière. Qu’il s’agisse de Johnny Hodges avec sa tête de condamné à mort quand il s’avançait sur scène pour délivrer le plus suave des solos. Ou de Paul Gonsalves qui titubait jusqu’au micro pour enchaîner vingt-sept chorus de feu et de folie, comme il le fit à Newport en 1958. C’est par tendresse pour ses chers solistes qu’il aimait tant leur écrire des compositions sur mesure. « Si vous prétendez composer pour un musicien, disait-il, vous devez tout savoir de lui. Jusqu’à sa façon de jouer au poker. »
Ceci explique que devenir « ellingtonien », c’était toujours pour un musicien l’assurance d’atteindre sa plénitude. Ceci explique l’étonnante fraternité des pupitres, magnifique et trop rare modèle de démocratie réalisée. Ceci explique enfin la sonorité unique de l’ensemble ducal. Quelles que soient les époques, on retrouve toujours la même griffe sonore, la même identité musicale, un secret aujourd’hui à jamais perdu depuis la mort du Maître. Le véritable exploit du Duke Ellington Orchestra, c’est d’avoir été pendant plus de cinquante ans tout à la fois l’œuvre, l’atelier et l’artiste lui-même.
Compositeur prolifique et infatigable (plus de deux mille œuvres à son actif !), artificier du blues essentiel, mélodiste hors pair, il fut aussi, on ne le dit pas assez, un immense pianiste. Formé à Washington à l’école du ragtime, dès son arrivée en 1922 à New York, cet enfant du stride s’est nourri de l’influence des grands maîtres du piano harlémite. Pas de doute, Duke est l’un des grands poètes du clavier bien coloré. Ses audaces harmoniques et rythmiques n’ont rien à envier à celles de Thelonious Monk ou de Cecil Taylor. Style musclé et chaloupé, toucher percussif, puissant mais jamais violent, sonorité ronde et profonde, maîtrise des dissonances, science du jeu en pédales, Duke est décidément le plus moderne des pianistes. Toute sa carrière, il dirigera depuis le clavier, jonglant avec les notes pour que sa musique virevolte sans cesse du piano aux pupitres.
Le génie ducal et son mystère, c’est d’avoir su donner cet élan créatif perpétuel dans le cadre obligé d’un orchestre de revue, longtemps voué à la danse, en se mettant toujours en situation de danger et de liberté. Luxuriance des arrangements, alchimie des alliages sonores et des dosages de timbres, richesse inégalée du développement rythmique, sens inouï de la dramaturgie musicale (ses « suites » en font foi), la musique de Duke s’écoute et se goûte comme une variation obsessionnelle sur la naissance de la lumière et de la couleur. Du style « jungle » de ses débuts, à l’exotisme voluptueusement sublimé, jusqu’à la sérénité des « Concerts Sacrés » de la fin de sa vie, se dessine une courbe idéale, sans le moindre hiatus ni faiblesse. Avec comme seul credo : « It Don’t Mean AThing If It Ain’t Got That Swing ».
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