Le blog est heureux et fier de pouvoir publier les merveilleux textes d’une des plus belles plumes du jazz : Pascal Anquetil
Ces 8 premiers textes sont extraits de la publication » Portraits légendaires du jazz » (éditions Tana).
Bill EVANS : Le soleil noir de la mélancolie.
Bill Evans :
16 août 1929 à Plainfield – 15 septembre 1980 à New York
Il est de beaux dimanches comme ce 25 juin 1961. Un dimanche en cinq manches (deux sets l’après midi et trois sets en soirée) au Village Vanguard de New York. En une époque particulièrement turbulente, trois hommes, Bill Evans, Paul Motian et un jeune fauve de la contrebasse, âgé d’à peine 23 ans, Scott LaFaro, réalisent ce jour-là le miracle de suspendre le temps, d’apprivoiser la beauté pure et de poser en des termes neufs la problématique de l’échange musical. En un merveilleux ménage à trois, ils inventent un nouveau mode de circulation des énergies et des inconscients. Ce miracle fut de courte durée. Dix jours après, LaFaro se tuait en voiture, laissant Bill anéanti. Il devint, comme Nerval « le veuf, le ténébreux, l’inconsolé. »
« Le soleil noir de la Mélancolie » ne cessa plus depuis lors d’éclairer sa musique, mystérieuse, hypersensible, lyriquement grave. Déjà accro à l’héroïne depuis sa fréquentation de Philly Jo Jones dans le quintette de Miles Davis, époque « Kind of Blue », sa vie devint, comme l’a écrit son ami écrivain Gene Lees « le plus long suicide que toute l’histoire du jazz ait connu ». Après la musique, la drogue sera jusqu’à la fin sa seconde et impitoyable maîtresse. Les dernières années, il passera à la cocaïne, ce qui aura pour effet d’accélérer toute sa musique et de redresser sa position face au piano, lui si longtemps recroquevillé sur son clavier, dos voûté pour mieux se rapprocher au plus près du son.
Rien de ce que joue ce poète de la confidence, têtu chercheur des lointains intérieurs, ne laisse tranquille, indifférent. Tant l’émotion qu’elle suscite est d’emblée bouleversante. Créateur d’une esthétique plutôt qu’un style, le plus européen des musiciens américains (il connaît très bien la musique classique, française comme russe) marque un point focal dans l’histoire du piano jazz. Avec lui, il y a un avant et un après. Tout le piano moderne vient de là et de lui. Pour son premier disque, sous son nom, publié en 1957, à l’âge de 27 ans, Bill Evans avait choisi un titre très clair: « New Jazz Conceptions ». Avec lui, il s‘agit, immédiatement, de l’invention d’un espace neuf, celui de l’intériorité absolue, que nul n’avait exploré avant lui. Il trouve une nouvelle esthétique du trio qui bouleverse la formule académique « piano basse batterie ». Dans son monde, à partir de 1960, les rôles sont reformulés et le triangle devient enfin équilatéral. La basse s’insinue sensuellement dans toutes les harmonies pour faire jeu égal avec le piano. La batterie ou, plus justement, la percussion rythmique, renvoie leur dialogue à toute sa délicatesse. D’où ce miracle d’équilibre où chacun des partenaires s’émancipe de l’autre en toute liberté, pour mieux laisser « la » musique s’éclore et s’épanouir.
Ce qui fascine dans son jeu, c’est d’abord son toucher tout en nuances et en vibration intime, riche d’un usage très raffiné de la résonance « Le piano, dira-t-il, est pour moi du cristal qui chante et qui produit de l’impalpable : un son qui s’étire dans l’air comme un rond de fumée. » Bill Evans fut tout à la fois un mélodiste d’exception, un coloriste de l’harmonie et un rythmicien hors pair grâce à son sens aigu de la pulsation intérieure et sa science des timbres, de la dynamique et du swing…au-delà du swing. « Bill Evans jouait dans les souterrains du rythme, dira Miles Davis. C’est ce que j’aimais le plus en lui. » Par l’allégement de son jeu de main gauche, il fait chanter l’harmonie comme personne avant lui, imposant ainsi une autre forme, discrète, secrète, pudique, jamais tapageuse ni narcissique, du lyrisme
Il est aussi de beaux lundis, comme ce 26 novembre 1979 à Paris, à l’Espace Cardin archi-comble. Avec deux jeunes complices d’exception, Marc Johnson à la contrebasse et Joe LaBarbera à la batterie, Bill retrouve le plus beau trio qu’il ait réuni depuis celui formé par Paul Motian et Scott LaFaro. Quand un homme sait qu’il va mourir, il se produit souvent un phénomène qu’on appelle « l’embellie ». Une mystérieuse cure de jouvence qui se traduit par une phénoménale fureur de vivre, l’urgence absolue d’aller à l’essentiel, la quête effrénée de la perfection dans laquelle il épuisera ses dernières forces. Comme si c’était la dernière fois. Et ce fut bien pour lui son dernier concert à Paris. Tout se joue, alors, dans la brûlure de l’instant. La mort rôde partout, c’est sûr, mais reste pourtant si lointaine, si impossible. Conséquence : jamais Bill Evans n’a été aussi grand, libre et lyrique qu’en ce soir d’automne à Paris. L’instant le plus magique du concert fut cette invraisemblable introduction fleuve (plus de 6 minutes 30 !) de Nardis, tout en variations en quintes, tout en rigueur et liberté contrôlées. Soudainement, le cliquetis des photographes cessa. Chaque spectateur retint sa respiration devant l’évidence éblouie de vivre ensemble un moment unique de pure musique. Dix mois plus tard, à bout de force, il mourut brutalement d’un ulcère perforant. Comme Charlie Parker.