Elles étaient majoritairement chanteuses, depuis l’aube de l’histoire du jazz, et lorsqu’elles étaient instrumentistes, souvent passées sous silence… Phénomène lié à la condition féminine et à la place de la femme dans la société de la première moitié du XXème siècle ? Résultante d’un patriarcat conformiste bien ancré dans une société puritaine et hypocrite ?
Le chemin fut long, jonché d’embûches et préjugés divers pour ces femmes de l’ombre qui, bravant les dictats, les convenances, parfois les interdits, vont décider de faire de la musique de jazz leur métier.
Les musiciennes sont heureusement de nos jours bien présentes sur la scène du jazz Français et international. Et même si parfois la misogynie subsiste, il faut se féliciter de voir des femmes figurer au palmarès des différents prix et concours, et à la tête de l’ONJ, enfin !
Un contexte social peu favorable…
Dans les familles afro américaines des années 10 et 20, les femmes n’apprennent que très rarement la musique de façon académique, elles sont cependant fréquemment au contact de l’orgue ou du piano à l’église ou au catéchisme (comme Lil Hardin par exemple, la première femme et pianiste de Louis Armstrong)
A l’inverse, dans les familles créoles et de culture européenne, la « bonne éducation » inclue l’apprentissage du piano ou du violon.
De ce fait, la plupart des femmes « musiciennes » de jazz des années 20 à 40, lorsqu’elles ne sont pas chanteuses, sont pianistes.
Il faut bien s’imaginer le quotidien du musicien de jazz depuis les années 20 et jusque vers la fin des années 60. Quotidien qui consiste bien souvent en une vie de nomade parcourant les mauvaises routes, été comme hiver, à bord d’autocars qui font office de domiciles… Il n’est pas rare que l’alcool et la drogue s’invitent, pour tromper la solitude, voire le désespoir… Dans ce contexte, la musicienne, le plus souvent chanteuse, est tolérée mais considérée comme une attraction.
Quand il est plus sédentaire, le musicien de jazz joue dans des bars mal famés, voire clandestins à la période de la prohibition (1920-1933), dans des maisons closes, ou des ballrooms jusque tard dans la nuit. Dans ces endroits, règne fréquemment une ambiance de débauche.
Pour les femmes qui ont une vie de famille et des enfants (ou qui aspirent à ce statut), ce métier à l’époque n’apparait clairement pas envisageable… Mais pour les plus téméraires, misogynie, sexisme, racisme primaire sont monnaie courante, et autant d’obstacles à surmonter pour ces résistantes à l’hégémonie patriarcale…
Pour certaines, l’enseignement, la transmission, l’écriture, seront vecteur de reconnaissance. Comme la pianiste et compositrice Mary Lou Williams, la tromboniste et arrangeuse Melba Liston, la pianiste Toshiko Akiyoshi, ou en France Nadia Boulanger (qui rappelons le, forma entre autres, Igor Stravinsky, Quincy Jones, ou Michel Legrand).
Certaines autres voient leur carrière de Vocaliste évincer celle de l’instrumentiste (Tania Maria, Nina Simone, La Velle, Blossom Deary, la multi instrumentiste Caterina Valente, ou encore Eliane Elias, pianiste du célèbre groupe « Steps Ahead ») …
Vers une amélioration sociale progressive…
À partir de la fin des années 60, et la « libération de la femme », les choses vont changer peu à peu… Voici pour rappel, quelques-uns des marqueurs qui ont jalonné l’avancée des droits civiques de la femme en France :
1938 : levée de l’incapacité juridique c’est à dire avoir une carte d’identité, avoir accès à l’université.
1946 : Droit de vote.
1965 : Autorisation d’avoir un compte en banque à son nom.
1975 : Égalité Hommes/Femmes du droit à l’enseignement supérieur.
Et le meilleur pour la fin : en 2013, abrogation de l’interdiction faite aux femmes de porter un pantalon ! *
*2013 Mieux vaut tard que jamais ! Dès 1909, le pantalon peut être féminin… mais uniquement s’il est utilisé pour faire du vélo, du cheval ou du ski. Pour la petite histoire, le pantalon est interdit par une ordonnance du 16 Brumaire an IX (7 novembre 1800) pour toute personne de sexe féminin parce qu’il est considéré comme « objet de travestissement ». L’ordonnance prévoit quand même quelques cas particuliers qu’elle appelle « les autorisations de travestissement ». Amantine Dupin ou George Sand en ont bénéficié. Au fur et à mesure, l’ordonnance est assouplie mais jamais formellement abrogée. Le pantalon fait scandale dans les années 20 avant de se banaliser dans les années 60 avec le smoking d’Yves Saint Laurent ou le pantalon Courrèges. Quelle Française aujourd’hui n’a jamais porté de pantalon ? Mais jusqu’en 2013, elles étaient toutes en infraction.
Quelques figures importantes du jazz au féminin…
Sans idée de catalogue ni classement d’aucune sorte, voici quelques musiciennes exceptionnelles à bien des égards, qui auraient sans doute à notre époque, été un peu plus dans la lumière, lumière qu’elles méritaient assurément !
Lil’ Hardin (1898-1971 piano, composition)
Première femme et pianiste de Louis Armstrong (Hot 5 & 7), elle débute avec Freddie Keppard, puis King Oliver. Devient la pianiste de la firme Decca.
Blanche Calloway (1902-1978 cheffe d’orchestre)
Chanteuse de revue, elle débute notamment dans l’orchestre d’Andy Kirk. Au début des années 30, elle apprend les rudiments de la direction d’orchestre et monte sa propre formation : « Blanche Calloway & her joy boys ». Elle est ainsi la première femme noire cheffe d’orchestre de l’histoire du jazz…
Mais la carrière de son frère Cab fait de l’ombre à Blanche, alors même que c’est elle qui lui a mis le pied à l’étrier en le présentant à tout le monde et en lui offrant son premier rôle dans une comédie musicale… En 1938, l’aventure s’arrête… Elle continue un moment sa carrière solo jusqu’en 1940. Elle sera ensuite militante acharnée pour le droit des femmes et contre la ségrégation.
Clora Bryant (1927-2019 trompette)
Membre des “Sweethearts of Rhythm”, travaille avec Billie Holiday, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Louis Armstrong…
Mary Lou Williams (1910-1981 piano, composition, arrangement)
Véritable mentor de la génération des pianistes bebop (Bud Powell, Thelonious Monk), elle débute chez Andy Kirk et Duke Ellington, et écrit des arrangements pour Count Basie et Benny Goodman. C’est une musicienne novatrice, qui sera toujours là lorsqu’un nouveau style se crée (Bebop, Third Stream). Elle jouera et écrira pour un nombre impressionnant de grands noms du jazz.
Valaida Snow (1904-1956 trompette)
Trompettiste, chanteuse, danseuse, cette musicienne surnommée « Little Louis », fera beaucoup pour la diffusion du jazz en Europe. Elle jouera dans les orchestres de Chick Webb, Count Basie, Fletcher Henderson, et avec Django Reinhardt…
Hazel Scott (1920-1981 piano)
Musicienne prodige, entre à la Julliard School à l’âge de 8 ans. Elle jouera à Broadway et côtoiera Count Basie, Duke Ellington.
Blossom Dearie (1924-2009 piano)
Pianiste de style Bebop et chanteuse à la voix « enfantine », elle commence sa carrière aux USA, puis déménage à Paris pour former son octet vocal. Elle rencontre Bobby Jaspar qui devient son mari.
Carla Bley (1936-2023 piano, composition)
Figure emblématique du jazz post-bop au parcours autodidacte, elle s’intéresse très tôt dans les années 50 à la musique polytonale et polyrythmique, et se joindra au courant Free jazz par l’intermédiaire de son mari, le pianiste Paul Bley. Sa musique est jouée entre autres, par Jimmy Giuffre ou George Russell… Elle sera à l’initiative du « Jazz Composer’s Orchestra » qui créera notamment l’opéra jazz « Escalator over the Hill ». Elle écrira pour le « Liberation Music Orchestra » de Charlie Haden.
Tania Maria (1948- piano, composition)
Pianiste Brésilienne, sa carrière débute dans les années 70 en France où Claude Nougaro lui propose de faire sa première partie et Eddie Barclay lui fait enregistrer son premier album. Elle s’installe à New-York dans les années 80. Sa musique est un mélange de Jazz, de Pop, de Choro et de Samba.
Mary Osborne (1921-1992 guitare)
Fille de musiciens, elle est très tôt fascinée par Charlie Christian, elle joue alors du piano, du ukulélé, du violon, de la contrebasse. Elle accompagne Joe Venuti, Stuff Smith, Dizzy Gillespie, Art Tatum, Coleman Hawkins, Thelonious Monk, et enregistre entre autres avec Mary Lou Williams.
Melba Liston (1926-1999 trombone, arrangement)
Tromboniste de grand talent, elle écrira de nombreux arrangements pour Quincy Jones, et surtout Randy Weston. Elle jouera avec Jimmy Cleveland, Clark Terry, Johnny Griffin, et tant d’autres…
Caterina Valente (1931- multi-instrumentiste)
Chanteuse et multi-instrumentiste Italienne, elle enregistrera et jouera avec Louis Armstrong, Benny Goodman, Ella Fitzgerald, Tommy Dorsey, Buddy Rich, Chet Baker…
Marian McPartland (1918-2013 piano)
Pianiste Britannique, ses influences proviennent essentiellement de Duke Ellington, Teddy Wilson, Thelonious Monk, Bud Powell et Bill Evans. Elle se produit surtout en trio.
Toshiko Akiyoshi (1929- piano, composition, arrangement)
Pianiste Japonnaise, elle enregistre son premier disque en 1953. Elle s’installe à Boston pour étudier au Berklee College School. Elle monte un Big band avec son second mari, le saxophoniste Lew Tabackin. Son style de piano est résolument inspiré du jeu de Bud Powell. Ses compositions et arrangements, tout en étant très originales, subissent les influences de Duke Ellington, Thad Jones, ou Gil Evans.
Vi Redd (1928-2022 saxe)
Formée par son père, elle débute le saxo à 12 ans. Elle jouera avec des musiciens aussi célèbres que Dizzy Gillespie ou Count Basie…
Dottie Dodgion (1929-2021 batterie)
Elle débute en chantant avec Charlie Mingus et commence à jouer de la batterie en 1950.
Elle accompagnera un nombre impressionnant de stars du jazz : Benny Goodman, Eddie Gomez, Al Cohn, Zoot Sims, Michael Brecker, Pepper Adams, Sal Nistico…
Jane Ira Bloom (1955- saxe, composition)
Alice Coltrane (1937-2007 harpe, piano, vibraphone, composition)
Elle débute sa carrière au sein du quartet de Terry Gibbs comme pianiste, en 1963 elle rencontre John Coltrane et devient sa femme deux ans plus tard. Elle remplace McCoy Tyner dans le quartet de John.
Lorraine Geller (1928-1958 piano, composition)
Pianiste bop talentueuse et très prometteuse, sa vie a été interrompue par une maladie cardiaque. Elle a joué tôt avec le big band féminin les Sweethearts of Rhythm (1949-1951). Après avoir épousé l’altiste Herb Geller en 1951, elle déménage à Los Angeles. Au cours des sept années suivantes, elle a joué avec le who’s-who du West Coast jazz and bop dont Shorty Rogers, Zoot Sims, Stan Getz, Red Mitchell, et même Charlie Parker et Dizzy Gillespie. Geller a également travaillé comme accompagnatrice de Kay Starr en 1957 et est apparu au premier Monterey Jazz Festival en 1958, un mois avant sa mort subite. Lorraine Geller, qui avait un grand potentiel non réalisé, a enregistré trois albums avec son mari pour EmArcy, quelques titres avec lui pour Imperial, un disque de Red Mitchell, et a fait un trio pour Dot en 1954.
Et tant d’autres …
De nos jours, et globalement depuis les années 1980, les femmes instrumentistes se font enfin une vraie place dans le jazz, qu’elles soient instrumentistes, compositrices, arrangeuses, cheffes d’orchestres …
Lorsque j’ai débuté le métier en 1979, elles étaient encore très peu en France. Pour ne citer qu’elles : Helene Labarrière (contrebasse), Joëlle Léandre (contrebasse), Marie-Ange Martin (guitare) etc…
Ailleurs : Terri Lyne Carrington, Rhoda Scott, Carla Bley… etc
Puis progressivement, sans doute aussi un peu grâce au développement des écoles et classes de jazz à partir des années 90, sont arrivées en France : Sophia Domancich (piano) Julie Saury (batterie) Airelle Besson (trompette), Sophie Alour (saxe), Leila Olivesi (piano), Aurélie Tropez (clarinette), Ramona Horvath (piano), Anne Pacéo (batterie), Géraldine Laurent (saxe) Ellinoa (Composition, arrangement) … etc
Ailleurs : Nathalie Loriers (pianiste Belge) Maria Schneider (Composition, arrangement) … etc
Les orchestres de femmes : une pratique qui perdure …
Attraction commercialement rentable ? S’unir pour exister ? Seule manière d’accéder à la scène et d’affirmer un « Girl’s Jazz Power » ?
Le fait est que si ces orchestres ont souvent été des prétextes, initiés par des producteurs dans le but d’attirer du public, nombre de formidables musiciennes ont été « repérées » dans ces formations et ont poursuivi des carrières de solistes.
International Sweethearts of Rhythm
Groupe féminin formé à l’orphelina de Piney Wood dans le Mississipi en 1938. En avril 1941, le groupe, connu sous le nom de International Sweethearts of Rhythm, devient professionnel et rompt ses liens avec Piney Woods. Le terme « International » fait référence aux différentes races représentées dans le groupe, notamment les Latines, les Asiatiques, les Caucasiennes, les Noires, les Indiennes et les Portoricaines. Anna Mae Winburn devint chef d’orchestre en 1941, après avoir démissionné de son ancien poste à la tête d’un groupe entièrement masculin, les Cotton Club Boys à North Omaha, Nebraska.
L’International Sweethearts of Rhythm a joué devant un public majoritairement noir dans des théâtres à travers les États-Unis, notamment l’Apollo à Harlem, le Howard Theatre à Washington et le Regal Theatre à Chicago. Il atteint rapidement de la notoriété auprès du public afro-américain, avec un spectacle au Howard Theater qui établit un nouveau record : 35 000 spectateurs au box-office.
Tout au long des années 1940, le groupe met en vedette certaines des meilleures musiciennes de l’époque. Malgré le niveau et le talent de l’orchestre, ces femmes sont confrontées à la discrimination sexuelle et raciale. Comme le groupe est racialement mixte, elles sont également confrontées aux lois Jim Crow du Sud. Lorsque le groupe se déplace dans la région, toutes les membres mangent et dorment dans le bus en raison des lois qui les empêchent d’aller dans les restaurants et les hôtels.
En 1945, le groupe entreprend une tournée européenne de six mois en France et en Allemagne, faisant de ces musiciennes les premières femmes noires à voyager avec l’United Service Organizations (USO).
Le groupe commence à se dissoudre progressivement après le retour de la tournée européenne de 1946. Parmi les raisons probables de cette dislocation, on peut citer : le mariage, le changement de carrière, la fatigue d’être toujours sur la route, le vieillissement, les problèmes de gestion.
Au début du XXe siècle, la plupart des orchestres de jazz ne présentaient qu’une « chanteuse », estimant que c’était la seule place pour les femmes dans le jazz. Les femmes ne jouaient que rarement au sein de l’orchestre et plus rares encore étaient celles qui écrivaient des arrangements ou des compositions.
Pourtant, même si elles ont été ignorées par la presse de l’époque, les Sweethearts of Rhythm ont réussi à surmonter les obstacles et à montrer que les femmes avaient largement leur place sur scène…
Rumbanana
Interview/témoignage téléphonique de Julie Saury, batteuse du groupe.
Certains l’aiment chaud
Interview/témoignage téléphonique de Nathalie Renault, banjoïste du groupe.
A lire :
« Les femmes du jazz” : Marie Buscatto
Bonjour, vraiment très sympa ce blog ! Bravo
Si je peux me permettre une grande dame du Jazz n’y figure pas .
Blanche Calloway 1ère femme noire à diriger un big band !! Pas rien ….. accessoirement la soeur de Cab .
Tout à fait juste ! Je ne peux évidemment pas toutes les citer, ce n’est pas un catalogue, mais Blanche Calloway a parfaitement sa place ici ! Je l’ajoute !
Bonne journée