Reconstitution fictive d’après des témoignages et des écrits biographiques
27 Décembre 1930, Brasserie « le Bœuf sur le Toit », Paris
Vous voulez en savoir plus sur l’arrivée du jazz en France ? Je vous en prie mon ami, asseyez-vous.
Vous êtes ici au « Boeuf sur le Toit », un des cafés mythiques de la capitale dont je suis l’heureux propriétaire depuis 1921. Point de chute des plus brillants artistes de la capitale des années 20, ses habitués s’appellent Picasso, Radiguet, Cocteau, Stravinsky, Poulenc… Excusez-moi d’interrompre cette présentation mais je vois une tête familière s’installer au piano. Vous voyez ce petit gars à la veste rouge là-bas ? C’est mon pianiste, Jean Wiener. Il travaille ici depuis des années et attire de nombreux curieux !… Figurez-vous qu’il fait venir d’Amérique les partitions les plus récentes comme celles de Fletcher Henderson ou de George Gershwin. Souvent, il est accompagné au saxophone par son ami Vance Lowry… et alors, la nuit ne s’arrête plus : fox-trots, ragtimes de Scott Joplin, improvisations endiablées « à l’américaine », ils nous enchaînent tout çà pêle-mêle et ce, jusqu’à l’aube, au plus grand plaisir des clients qui n’ont jamais autant consommé de vin rouge. Je vais même vous faire une confidence: il n’est pas rare que quelques musiciens solitaires comme Maurice Ravel ou Erik Satie viennent s’asseoir là, discrètement, tapis dans le coin, juste à côté du piano. Le moins que je puisse vous dire, c’est qu’ils paraissent bien attentifs à ces nouveaux rythmes venus d’Outre-Atlantique.
Souvenez-vous, il y a une dizaine d’années, pendant la guerre 14-18, quand les américains sont venus lutter à nos côtés contre l’Allemagne, ils nous ont aussi fait découvrir leur étonnante musique populaire surnommée « Jazz ». Les soldats américains emplissent maintenant les cabarets et dancings de Montmartre où le cancan a laissé place au charleston. Une véritable « américanomania » s’est emparée de la capitale où tout ce qui est « made in America » est symbole de modernité. Certains pensent que cette culture brusquement débarquée chez nous est « une menace pour la civilisation française » alors que d’autres, au contraire, s’en réjouissent ouvertement.
Parmi eux Erik Satie qui aime répéter que : « Le music-hall, le cirque, les orchestres afro-américains, tout cela féconde un artiste !». Satie, bien connu pour son excentricité et son humour, est l’un des premiers à avoir utilisé la musique américaine dans ses œuvres. On a encore en mémoire Parade, le ballet réalisé en 1917 avec les Ballets Russes et Picasso dans lequel une fillette américaine se met à danser un « one-step » entre deux numéros de music-hall.
Pour les critiques qui s’attendaient à un concert, çà a été une sacré provocation musicale ! Dès lors, autour de lui, s’est rassemblée une bande de jeunes compositeurs, amateurs de fêtes et d’alcool, baptisée « le groupe des six ». Les membres les plus connus d’entre eux s’appellent Francis Poulenc, Arthur Honegger, Darius Milhaud, et le poète Jean Cocteau qui est en quelque sorte leur chef de bande. Il faut dire qu’en apparence, ce groupe d’amis-là n’envisage pas la musique d’une façon conventionnelle. Volontiers caustiques et désinvoltes, ces artistes oeuvrent pour que la musique savante sorte de son carcan élitiste. « Assez de nuages, de vagues, d’aquariums et de parfums la nuit- toutes ces subtilités contemporaines- il nous faut une musique sur la terre ». On a même vu Satie s’écrier avec ferveur: « ON VEUT UNE MUSIQUE DE TOUS LES JOURS ! ».
Mon ami Darius Milhaud a tout de suite porté un vif intérêt pour le jazz. En hiver 1922, il s’est rendu en Amérique où il a découvert le blues des origines dont l’humanité l’a profondément bouleversé. Dès son retour en France, il a tenu à faire partager sa découverte en donnant des conférences à la Sorbonne avec les tout premiers enregistrements phonographiques. Quelques mois après son voyage, il compose son ballet africain « La Création de monde » dans lequel le big-band fait son irruption au sein de l’orchestre symphonique avec ses blue notes et ses rythmes chaloupés.
Igor Stravinsky que vous connaissez bien-sûr, le grand compositeur du Sacre du Printemps, lui aussi décèle très tôt dans le jazz de nombreuses voies à explorer : sa grande richesse rythmique, sa liberté de phrasé, sa capacité d’improvisation, et d’ailleurs, dès 1917, il rend hommage à cette musique dans « Ragtime » puis « L’histoire du soldat ». Par la suite, il n’aura de cesse de collaborer avec des jazzmen et de faire l’éloge de la musique américaine.
Mais ne nous emballons pas… Ces quelques exemples d’esthètes restent isolés et si le public parisien apprécie le jazz, c’est uniquement pour son rythme entraînant, quant à l’écrasante majorité des compositeurs, elle n’a jamais accordé de crédit à cette musique. « Le jazz ? » disent-ils, « un chaos improvisé joué par des analphabètes ! ».
Et puis, pendant cette période des années 1920, le jazz diffusé au public français n’apparaissait que sous des formes bâtardes : soit mélangé au music-hall, donc francisé, soit interprété par des Big-Bands de blancs qui ne visaient qu’à égayer les soirées mondaines. D’ailleurs, pour vous dire la vérité, le public est bien plus sensible aux chansons de Maurice Chevalier, de Vincent Scotto ou de Mistinguett, n’oublions pas que nous sommes tout de même à Paris et non pas à New York ! Dans notre capitale cosmopolite, l’exotisme reçoit un bon accueil, surtout quand il sert de faire-valoir à la culture française, comme Joséphine Baker. Il faut bien l’avouer cher ami, les français sont fiers de leur puissance coloniale, de leur passé révolutionnaire, de leur réputation d’humanistes et ils aiment bien être flattés dans ce sens.
A partir de 1925, quand les américains retournent chez eux, tout naturellement, l’influence du jazz laisse place à d’autres modèles. Comme le dit Francis Poulenc : « Ce n’est pas qu’on aime moins le jazz mais chacun est rentré chez soi et on se dit bonjour de la fenêtre ». Maurice Ravel, lui, ne suit pas le mouvement et s’intéresse de façon toujours plus accrue à cette musique. Je me souviens qu’en 1928, il s’est lié d’amitié avec le célèbre compositeur de Broadway, George Gershwin, de passage à Paris durant sa tournée triomphale en Europe. Tous les deux étant de grands mélodistes cherchant à concilier la musique classique et la musique populaire, Maurice et George se sont trouvé de nombreux points communs et s’admirent mutuellement. La même année, Maurice s’est rendu aux Etats-Unis et depuis son retour en France, il travaille sans relâche ! Comme ses collègues Milhaud et Stravinsky, l’Amérique semble lui avoir fait une forte impression ! D’après ce qu’on m’a dit, il serait en train de composer deux concertos pour piano qui, tout en restant dans une esthétique néo-classique, feraient de nombreux emprunts au jazz. J’ai bien hâte de les découvrir, car connaissant son grand talent, je sens qu’il pourrait bien s’agir là de chefs d’œuvre que l’histoire va retenir.
Excusez-moi cher ami, les premières lueurs du jour apparaissent, je ne vais pas tarder à fermer le cabaret et à saluer mes convives Erik, Darius, Igor et Francis. Au plaisir de vous retrouver au « Le Bœuf sur le Toit », et la prochaine fois, pensez à apporter votre violon car ici on improvise !
Amandine Ricart
Orientation bibliographique :
- « Le groupe des Six » Jean ROY, Seuil, 1994
- « Ma vie heureuse » Darius MILHAUD, Belfond, 1998
- « Le coq et l’arlequin » Jean COCTEAU, Stock, 1979
- « Chroniques de ma vie » Igor STRAVINSKY, Denoël, 2000
- « A bâtons rompus, écrits radiographiques » Francis POULENC, actes Sud, 1999
- « Paris, années folles » Carol MANN, Calmann & King Ltd, 1996