S’il est un instrument qui a grandi et a acquis ses lettres de noblesses avec la musique de jazz, c’est bien le Saxophone ! Cet instrument, arrivé tardivement, vers le milieu du 19ème siècle, n’a pas d’emblée trouvé sa place au sein de l’orchestre. Malgré quelques tentatives de compositeurs aventureux, il faudra attendre que le jazz s’en empare au début du 20ème siècle, pour assister à son essor fulgurant, au point qu’il devienne l’emblème incontesté de cette musique (qu’il demeure encore aujourd’hui).
ADOLPHE SAXE
C’est un certain Adolphe Saxe, Belge établi en France (1814-1894), inventeur de génie, qui présente en 1841 le premier brevet d’un instrument appelé « Saxophone ». Avant cela, il met au point un diffuseur de vapeur de goudron pour aseptiser les usines et entrepôts (invention saluée par Louis Pasteur en personne !), il touche à la médecine, aux chemins de fer, mais son domaine d’action va vite se focaliser sur les instruments de musique. Dès son plus jeune âge, il démonte, ausculte, modifie toutes sortes d’instruments. Excellent clarinettiste, Adolphe déposera nombre de brevets pour améliorer la clarinette et la clarinette basse. Il prouve de façon scientifique que la forme du tube n’influe absolument pas sur le timbre de l’instrument, mais que c’est son diamètre et sa longueur…
A l’exposition de l’industrie Belge de 1841, il joue du saxophone derrière un rideau ! De peur sans doute qu’on lui dérobe son invention. C’est un peu symptomatique de la lutte permanente que va devoir livrer Adolphe, pour défendre ses inventions…
La première véritable implication du sax dans un orchestre se fit au sein de la musique militaire ! En 1847, Adolphe Saxe avait déjà conquis 45% du marché Français des instruments à vent. Mais son but était clairement de voir son instrument joué dans l’orchestre classique ! Il fait du lobbying pour promouvoir le sax (Meyerbeer, Berlioz, entre autres). Après la période noire de la révolution de 1848, l’avènement du second empire va lui être favorable : en 1854, il est officiellement « facteur d’instruments de musique de la maison militaire de l’Empereur ». Simultanément, il est nommé en 1857 directeur de la première classe de saxophone au conservatoire de Paris. Il dirige également la fanfare de l’Opéra de Paris et devient éditeur de musique en 1858. La guerre de 1870 et les troubles de la Commune, vont engendrer deux faillites successives. Dans le même temps, on supprime pour des raisons économiques (lui dit-on), sa classe de saxophone au conservatoire. Cela affectera beaucoup Adolphe… La troisième faillite en 1877 mènera finalement à la disparition de son entreprise et la quasi-fin de ses activités. Il continuera malgré tout à déposer des brevets pour faciliter les doigtés de la clarinette ou du basson. Avant de mourir à l’âge de 79 ans, il aura quand même la joie d’entendre son instrument joué dans l’orchestre ! Enfin ! Bizet, Massenet, Saint-Saëns, Charpentier et quelques autres compositeurs, ont su capter le potentiel lyrique et original de cet instrument, alors même que les romantiques l’avaient clairement boudé…
LE SAXOPHONE
Le saxophone fait partie de la famille des « bois », bien qu’il soit en métal !
Adolphe Saxe crée au départ deux familles de 7 instruments :
Une accordée en Mib et Sib, et une autre accordée en Ut et Fa. Seule la première famille a survécu ! (sauf le ténor en Ut « C melody sax » et quelques rares altos en Fa « mezzo soprano », qui sont pratiquement inusités de nos jours).
La famille des Saxophones se compose ainsi (du plus grave au plus aigu) :
Le saxo contrebasse en Mib, le basse en Sib, le baryton en Mib, le ténor en Sib, l’alto en Mib, le soprano en Sib et le sopranino en Mib. Adolphe voulait au départ, que la famille complète couvre la tessiture entière de l’orchestre, alors même que chaque saxophone ne possède qu’une tessiture de deux octave et demie.
ECHEC DANS LA MUSIQUE CLASSIQUE
Comme je le disais précédemment, l’accueil de ce nouvel instrument dans le monde des compositeurs du milieu du 19ème siècle, est plutôt frileux. Pourtant, des figures aussi importantes que Rossini, Berlioz, Massenet, Bizet, s’enthousiasment carrément, sans pour autant intégrer le saxophone dans leurs œuvres. Les premières pièces sont écrites par Kastner, Singelée et Berlioz. Ce dernier, même s’il n’a pas écrit d’œuvres « majeures » pour le sax (un Sextuor « l’Hymne sacré » en 1844), a cependant toujours défendu l’instrument, qu’il cite même dans son célèbre « grand traité d’instrumentation et d’orchestration modernes », Il proclame de façon plutôt provocante : « Tout corps sonore mis en œuvre par le compositeur, est un instrument de musique ». La première véritable pièce qui met en valeur le sax est « le dernier Roi de Juda », un opéra de Georges Kastner, écrit en 1844. En 1872, Bizet et son « Arlésienne » donnera enfin une place au sax, dans une œuvre célèbre (plus de 30 ans après son invention).
Le manque de popularité de l’instrument est en grande partie dû à sa méconnaissance de la part des compositeurs, mais aussi à une pénurie d’instrumentistes sérieusement formés pour le pratiquer. On confiait généralement la partie de saxophone aux clarinettistes, qui n’aimaient pas trop ça. Il faudra attendre 1920 pour que le sax soit enfin admis et adopté dans l’orchestre !
J’entends déjà les saxophonistes classiques m’invectiver : « et le Boléro de Ravel alors ?! ». Je leur répondrais que le Boléro de Ravel (qui je le rappelle, était considéré par son compositeur comme une œuvre mineure…), fait entendre du saxophone, mais il n’est pas une œuvre pour saxophone, pas plus qu’il n’est une œuvre pour trombone (qui y fait pourtant un solo « iconique »). De plus, le Boléro a été composé en 1928, soit 87 ans après l’invention du saxophone… On peut cependant convenir que cette magnifique composition (il n’y a guère que Ravel lui-même qui considère que c’est une œuvre mineure !), constitue une belle revanche pour le saxophone, qui est gratifié de 2 solos, dans le morceau le plus joué au monde !
ET LE SAX DANS LE JAZZ ALORS ?
On cite souvent, pour ne pas dire systématiquement Coleman Hawkins, comme le père, voire « l’inventeur » du saxophone ténor dans le jazz. Oui, certainement, mais il semble tout de même curieux de baser toutes ces pseudo vérités sur le flou historique total qui entoure la première période du jazz, notamment par manque de traces écrites et sonores jusqu’à l’aube des années 20.
Ainsi l’on décrète que le premier disque de jazz fut enregistré par « l’Original Dixieland Jazz Band » en 1917. D’autres étaient pourtant allés en studio bien avant, en jouant une musique qui pouvait sans doute tout autant s’apparenter au jazz (James Reese Europe par exemple en 1913, à la frontière du Ragtime et du Jazz). Certaines figures du jazz naissant sont célèbres, sans avoir laissé la moindre trace phonographique, à l’instar de Buddy Bolden… Il est donc bien dommage d’occulter l’existence et l’importance des pionniers du saxophone dans le jazz, car à la vérité, l’instrument a eu également du mal à se faire une place dans l’orchestre de jazz (tout du moins au début, jusqu’en 1920… Tout comme dans l’orchestre classique…)
S’il n’est pas totalement faux de dire que le saxophone jazz est né avec Coleman Hawkins, il ne faut pas pour autant minimiser la période de la Nouvelle-Orléans.
La nomenclature de la section mélodique dans les premiers orchestres de jazz était pratiquement fixée à 3 soufflants : cornet, trombone, clarinette. Chacun ayant un rôle prédéfini dans les arrangements (ou plutôt les conventions) et dans la « collective » (partie improvisée à plusieurs). Le cornet jouant le « lead », la clarinette brodant plutôt en croches dans le médium aigu et le trombone faisant les relances et soulignant les fondamentales. Dès lors, l’insertion d’un quatrième soufflant nécessitait un travail de réorganisation, voire de ré-harmonisation… C’est peut-être une des raisons qui ont fait traîner l’arrivée du sax dans les orchestres de jazz.
La plupart des saxophonistes alto ou ténor de la Nouvelle-Orléans étaient à l’origine des clarinettistes. Citons-en quelques-uns, puisqu’ils sont tombés dans l’oubli : Paul Barnes (chez Oscar Celestin, King Oliver, Jelly Roll Morton), Earl Fouche (chez Sam Morgan), Andrew Morgan (le « Bechet » du sax alto. Il jouait chez son frère Sam), Louis Warnecke(Piron’s New Orleans orchestra), Stump Evans, le roi du Slap, un virtuose ! (Chez Jelly Roll Morton, King Oliver, Erskine Tate, Carroll Dickerson) et beaucoup d’autres, comme Barney Bigard, dont on ne parle jamais du jeu de ténor (instrument qu’il abandonna lorsqu’il rentra chez Ellington en 1928). A l’inverse, on ne parle pour ainsi dire que du jeu de sax soprano de Sidney Bechet, alors qu’il est incontestablement l’un des clarinettistes les plus importants de la Nouvelle-Orléans.
Il faut bien entendu évoquer l’orchestre « Chicagoan » de Franky Trumbauer et Bix Beiderbecke, qui comprenait au début des années 20, deux saxophones : celui de Trumbauer lui-même (un sax ténor en UT « C melody sax ») et le sax basse d’Adrian Rollini. C’est pour moi l’exemple parfait de ce que l’on peut produire de meilleur en matière de contrepoint improvisé collectivement à 4 voix, voire à 5, car le sax basse de Rollini vient à l’occasion se mêler à la mélodique pendant quelques mesures avant de reprendre son rôle de basse…
Le saxophone devient vraiment l’instrument « Roi » du jazz, grâce à l’avènement et l’essor des big bands au début des années 30.
En effet, en 1923, quelques pionniers comme Fletcher Henderson et Duke Ellington (lequel avant l’autre ?…), organisent leurs orchestres en sections d’instruments de la même famille. Une section de cuivres (au début, 2 cornets et un trombone) et une section d’anches (3 saxophonistes, qui jouent également de la clarinette). Cette forme préhistorique du big band, que l’on nomme communément « Formation Fletcher », va rapidement évoluer (sous l’influence d’arrangeurs comme Don Redman et Benny Carter), pour être finalement constitué, à l’aube des années 30, d’une section rythmique, de 3 ou 4 trompettes, 3 trombones et 5 saxophones (Benny Carter imposera le baryton en 1931). Ce nouveau format fait la part belle aux tuttis de saxophones, très spectaculaires car l’instrument est véloce (chez Jimmy Lunceford notamment). Il offre également un écrin aux solistes qui vont émerger, et ils seront très nombreux !
Le saxophone a enfin trouvé sa place, et sa technique ne va cesser de se développer au fil des années. Après le succès des saxophonistes « majeurs » de la « swing era » des années 30, comme Coleman Hawkins, Lester Young, Jimmy Dorsey, Benny Carter, Ben Webster (et bien d’autres…), l’arrivée du Bebop (vers 1939), va entraîner le déclin des big bands et mettre sur le devant de la scène d’autres prodiges du saxophone. Charlie Parker, John Coltrane, Dexter Gordon, Sonny Rollins, Eric Dolphy, Ornette Coleman, Benny Golson, Wayne Shorter, Roland Kirk… Impossible de les citer tous !
Nous reparlerons du Saxophone au travers d’articles sur des saxophonistes…
A écouter : Tous les saxophonistes que j’ai cités… Mais pas que 😉
A voir : Vandoren TV. Très intéressant ! Mon ami Fred Couderc, grand spécialiste de l’instrument et de son histoire, y fait quelques magnifiques démonstrations !
A lire : « Histoires du saxophone » François et Yves Billard (la bible !)
Des partitions pour saxophones ?… ICI
Stan Laferrière