

L’histoire des musiques étasuniennes et brésiliennes est complexe, et méritent qu’on s’y attarde…
Replaçons tout d’abord les choses dans leur contexte, et tordons le coup à des idées reçues assez tenaces : Lorsqu’on parle de musique Brésilienne, on pense tout de suite à la Samba, née au début du XXe siècle et dont la Batuque, ou Batucada est l’ancêtre (c’est d’ailleurs à l’origine une danse africaine). On pense aussi évidemment à la Bossa Nova, née à Rio de Janeiro à la fin des années 50 (qui est une samba, plus douce et sans percussions). Mais ce ne sont pas à proprement parler des courants de musique « Traditionnelle-Populaire ». La tradition populaire au Brésil, c’est le CHORO. Il en est de même pour le Jazz aux États-Unis, qui ne constitue pas la musique « traditionnelle » nord-américaine. C’est plutôt la COUNTRY MUSIC.
Le jazz et la bossa nova, qui vont se rencontrer vers le milieu du XXe siècle, sont des courants, des modes, qui vont certes perdurer, mais qui ne constituent donc pas le « socle traditionnel » musical des terres où ils sont apparus.
Les principaux facteurs qui vont favoriser la porosité entre les musiques « modernes » d’Amérique du nord et d’Amérique du sud, résident principalement dans les flux et apports des cultures européennes, mais aussi africaines en raison de la traite des Noirs, depuis les débuts de la colonisation du nouveau monde.
La résultante des mariages entre ces cultures et celles des Aborigènes, finira par engendrer vers la fin du XIXe, les styles identifiés que seront le Ragtime, puis le Jazz en Amérique du Nord, et le Choro, puis la Samba et plus tard la Bossa Nova au Brésil.
Ces styles dans lesquels on retrouve des similitudes rythmiques et harmoniques, puisqu’influencés par les mêmes cultures (musique classique, musiques populaires Européennes et Africaines) vont immanquablement se rencontrer et parfois fusionner au cours du XXe siècle.
A l’origine, sur les terres brésiliennes comme étasuniennes, les musiques traditionnelles étaient celles des Aborigènes. Entre le XVIe et le XXe siècle, à cause de la colonisation qui engendre extermination et asservissement, les traditions et cultures autochtones vont peu à peu s’effacer, voire disparaitre, pour laisser place à des courants musicaux issus d’un métissage pluriculturel…
Ragtime et Choro : Naissance, évolution et similitudes
Deux styles de musique, contemporains l’un de l’autre vont voir le jour vers la fin du XIXe siècle : Le Ragtime aux États-Unis et le Choro au Brésil. Ces deux styles présentent des similitudes évidentes, mais diffèrent dans l’esthétique, notamment en raison des différentes cultures qui ont colonisé les deux pays, et qui vont fortement influencer les courants musicaux qui vont y émerger aux XVIIIe et XIXe siècles.
Les influences communes au Ragtime et au Choro, vont venir d’une part, des musiques et traditions Européennes : Principalement la France, La Grande-Bretagne et l’Allemagne, pour l’Amérique du Nord, et plutôt la culture hispanique pour le Brésil, puisqu’il fut d’abord découvert et colonisé par le Portugal, mais également, comme pour le jazz, la musique classique, des romantiques notamment.
Les États-Unis comme le Brésil, subiront également l’influence des traditions Africaines, mais cette influence sera plus prégnante aux États-Unis, où les esclaves importés d’Afrique de l’Ouest seront beaucoup plus nombreux.
Origine du jazz
Après de nombreux conflits avec les colonisateurs Espagnols et Britanniques qui vont réduire progressivement la superficie des territoires du « nouveau monde » contrôlés par la France, Napoléon Bonaparte va finalement céder la Louisiane en 1803 aux tout jeunes États-Unis d’Amérique.
Au cours de cette période, les Français vont s’implanter durablement sur le territoire, et malgré l’abandon du son contrôle, la région de la Nouvelle-Orléans restera sous influence culturelle Française durant tout le XIXème siècle.
C’est le Quadrille, cette danse de bal et de salon importée sur le continent américain par les colons français, qui va constituer le divertissement préféré des maîtres propriétaires dans les plantations du Sud. Une danse qui pour les esclaves africains, parait totalement ridicule…
Lors de leurs rares moments de détente, les esclaves, qui tentent d’entretenir ce qu’ils leur restent de tradition africaine, vont se livrer à des chants et danses tribales. Souvent aussi ils s’amusent à imiter la gestuelle des Blancs en caricaturant leur façon très Européenne de danser. Les maîtres Blancs assistent parfois à ces fêtes et sont les témoins de ces danses caricaturales. Certains vont même jusqu’à récompenser les meilleurs danseurs par un gâteau. C’est ce nom : « Cake-Walk » (marche du gâteau) que l’on donnera à la danse qui va rapidement se développer au sein de la communauté Noire Louisianaise.
Ce Cake-walk va rapidement se propager et gagner en popularité. La soif de reconnaissance va progressivement le faire se transformer en Ragtime, musique « savante » écrite pour le piano et qui on le sait, est l’un des principaux courants ayant directement contribué à faire émerger le jazz.
Cette transformation va s’opérer sous l’influence des marches militaires, mais également de la musique classique romantique et de la musique de « genre » pour piano, comme celle du compositeur Américain Louis Moreau Gottschalk.
Le plus célèbre et le plus représentatif des compositeurs de ragtime est : Scott Joplin, est né d’un père esclave et d’une mère affranchie, et qui composera en 1897 « Maple Leaf Rag », qui sera publié deux ans plus tard et dont la partition se vendra à plus d’un million d’exemplaires !

Écoute 1-2 Scott Joplin et Jelly Roll « Maple leaf Rag ». Version jouée sur piano pneumatique par Scott Joplin, suivie d’une version de Jelly Roll Morton, qui introduite la syncope beaucoup plus souple du jazz, ainsi que de multiples variations…
Origine du Choro
Au Brésil, chaque région a sa propre culture musicale. Le Choro va être le premier style « populaire National» du Brésil (plutôt urbain).
Choro veut dire « Pleur » ou « Lamentation » (similitude avec le « Blues » aux États-Unis qui signifie « cafard »). Mais contrairement à sa signification, c’est une musique plutôt enjouée et virtuose.
Le Brésil a été découvert et colonisé par les Portugais. Le Choro naissant va donc subir l’influence des danses plébiscitées par la cour du royaume du Portugal qui s’est s’exilée au Brésil en 1808, suite à l’invasion du Portugal par Napoléon. Ces danses plutôt aristocratiques sont : la Valse, la Mazurka, la Scottish et la Polka. Des rythmes africains comme le Lundu, viendrons également s’y mêler. Mais il faudra attendre plusieurs décennies pour que le Choro s’individualise et devienne un style à part entière, un peu comme le Ragtime… Comme le Ragtime également, le Choro est une musique d’abord instrumentale, dont l’ancêtre est le « Machiche », aussi appelé « Tango brésilien ».
Comme aux début du jazz à la Nouvelle-Orléans, le Choro apparait avec des orchestres qui animent des fêtes. Ces orchestres sont composés principalement de flûtes, guitares, cavaquinhos (petite guitare à 4 cordes) et percussions (comme le pandeiro, sorte de tambourin brésilien à cymbalettes)
Comme le jazz, le Choro se caractérise par une liberté harmonique et rythmique, qui peut être assimilée à l’improvisation. La syncope est également très utilisée.
Le flûtiste Joachim Callado est considéré comme celui qui va fixer le style dans sa forme définitive.
Mais l’on se doit de citer les 4 véritables piliers du Choro :
Honneur aux dames…

Chiquinha Gonzaga (1847-1935 / Rio de Janeiro)
Pianiste-Compositrice brésilienne.
Première femme compositrice de musique populaire au Brésil
Première femme à jouer avec des musiciens noirs
Elle est également la créatrice de la société des auteurs de théâtre au Brésil
Mariée à 16 ans à un riche militaire elle choisit de divorcer pour pouvoir consacrer sa vie à la musique.
Une femme très en avance sur son époque.
Son titre le plus emblématique : Corta Jaca
Le style musical n’est pas encore appelé choro mais “machiche”, il est inspiré des polkas mazurkas et scottishes venues d’Europe (Chopin entre autres compositeurs influents) mais il inclue la syncope brésilienne.
Voici 2 versions intéressantes de ce morceau :
3 Corta Jaca par Chiquinha Gonzaga (probablement 1912)
4 Corta Jaca par le pianiste Hercules Gomes :

Ernesto Nazareth (1863-1934 Rio de Janeiro)
Pianiste et compositeur, considéré comme l’un des grands noms du machiche.
Le machiche est l’ancêtre du choro et il est appelé également “Tango brasileiro” (Tango brésilien).
L’œuvre de Nazareth est considérable.
Sa fierté était d’être reconnu comme un compositeur de musique populaire (tout comme Heitor Villa Lobos qui lui rendra hommage plus tard dans ses compositions).
Mário de Andrade a ainsi défini Nazareth : “Un compositeur brésilien doté d’une extraordinaire originalité, car il oscille entre la musique populaire et la musique classique, faisant de lui le pont, le trait d’union, le lien”.
5 Floraux par Jacob de Bandolim
6 Floraux par la pianiste Maria teresa Madeira

Pixinguinha (Alfredo da Rocha Viana 1897-1973 Rio de Janeiro)
Flûtiste, saxophoniste, compositeur, chanteur, arrangeur et chef d’orchestre brésilien.
Pixinguinha a contribué à faire reconnaître le choro comme un style musical à part entière . Il lui a donné sa forme moderne.
Grand ami de Louis Armstrong.
Compositeur prolifique et multi-instrumentiste, il utilise le contrepoint dans le grave avec son saxophone ténor et inspirera aux luthiers et guitaristes la naissance de la guitare 7 cordes dans les orchestres de choro.
7 Carinhoso
8 Um A Zero

Jacob de Bandolím (Jacob Pick Bittencourt 1918-1969 Rio de Janeiro)
Musicien et compositeur brésilien
Les compositions de Jacob do Bandolim renouvellent le style du choro, et dans ses ensembles le Bandolim (mandoline à fond plat) devint le principal instrument solo, remplaçant la flûte.
Il a composé énormément de morceaux mais il a interprété également, durant toute sa vie beaucoup d’oeuvres d’autres compositeurs anciens et contemporains de son époque (E.Nazareth, Pixinguinha, Antonio Carlos Jobim …). Ses interprétation ont marqué les mémoires et sont souvent devenues les références du genre choro.
Tout comme Pixinguinha, Jacob de Bandolím restera toute sa vie un “musicien amateur” par choix pour garder sa liberté d’artiste.
9 Benzinho
10 Noites Cariocas
Vous connaissez tous le Choro le plus célèbre : Tico Tico
11 Tico Tico
Le Jazz…
Nous allons revenir au jazz, et à son statut d’« Étendard de la communauté afro-américaine ».
On ne peut en effet pas dissocier la naissance et l’évolution de jazz, du contexte socio-culturel. Le jazz fut tout d’abord un exutoire :
Nous avons déjà évoqué le Ragtime, mais trois autres courants musicaux, vont conduire à la véritable naissance du jazz :
- Le Blues qui va venir un peu adoucir la peine des esclaves. Avec le Blues, ils expriment leur douleur, et leurs aspirations. Il se chante après la journée de travail lors des courts moments de repos.
12 Jazzbo Brown from Memphis Town (Bessie Smith)
- Les Work Songs quant à eux, vont venir rythmer le travail dans les champs.
13 Early in the Morning
- Enfin, les Negro Spirituals et Gospel, vont servir à exprimer la foi.
14 Sign of the Judgment (1930)
Le jazz naissant sera un refuge culturel, puis une carte d’identité, et deviendra finalement un instrument de contestation et de revendication sociale…
Quelques dates importantes qui jalonnent l’histoire sociale des afro-américains aux États-Unis:
- Abolition « officielle » de l’esclavage aux États-Unis : 1865 (à la suite de la guerre de sécession)
- Droits civiques accordés aux Noirs : 1868
- Lois ségrégationnistes « Jim Crow » : 1877 (d’abord les états du Sud, puis tout le territoire)
- Droits civiques accordés aux Amérindiens :1924
- Discours “I have a dream” de Martin Luther King à Washington: 23 août 1963
- Assassinat de Malcolm X à Harlem : 21 février 1965
- Assassinat de Martin Luther King : 4 avril 1968
- Abolition des lois Jim Crow : 1968
En 1939, Billie Holiday enregistre Strange Fruit dont les paroles sont un réquisitoire contre les lynchages arbitraires de Noirs dans le Sud, qui étaient très fréquents.
La pianiste et vocaliste Nina Simone, grande militante, composera de nombreuses chansons liées à son engagement, comme Mississippi Goddam en hommage à l’assassinat d’un militant afro-américain défenseur des droits de l’homme, assassiné par le Ku Klux Klan le 12 juin 1963.
Le saxophoniste Sonny Rollins enregistrera en 1958 Freedom Suite, avec le batteur Max Roach. Max Roach qui « enfoncera le clou » en 1960, en enregistrant We Insist! Freedom Now Suite.
Le saxophoniste John Coltrane, lui aussi, dédicace son album Alabama aux victimes de l’attentat de l’église de Birmingham qui coûte la vie à 4 jeunes filles noires.
Etc…
Dizzy Gillespie se présentera très sérieusement en 1964 aux élections présidentielles américaines, allant même jusqu’à former un gouvernement : Ella Fitzgerald à la culture, Louis Armstrong à l’agriculture “…car personne d’autre ne connait mieux les problèmes de champs de coton…”, Charles Mingus ministre de la Paix, “…car on a intérêt à la lui foutre si on veut rester en vie…” (on est en pleine guerre du Vietnam )…
Les années 1950 : première période de « fusion »
Pour comprendre la porosité entre les styles musicaux du continent américain, et notamment entre le jazz étasunien et la musique brésilienne, il faut dire un mot du courant Third Stream. Initié par Gunther Schuller , corniste et compositeur au début des années 1950. Il tente de faire fusionner jazz et classique (ne pas confondre avec le « cross over » qui consiste à adapter de la musique classique en jazz) Ce courant est bien une tentative de fusion, car le jazz (alors en pleine période « Cool ») va venir flirter avec la polytonalité, emprunter les mesures composées, les formes non-conventionnelles (à l’inverse des standards de Broadway qui sont écrits sur des formes convenues). Le third Stream, qui n’est pas considéré comme un pur style de jazz, sera pourtant l’antichambre de la révolution du Free Jazz qui explosera presque 15 ans plus tard.
George Russell, John Lewis, Ornette Coleman en sont les figures les plus marquantes.

15 Concerto for Billy the Kid (George Russell) 1956
Nous allons voir que de son côté et pratiquement à la même époque, la Bossa Nova va être une tentative pour faire fusionner le Jazz et la Samba brésilienne (La bossa nova qui est également très influencée par la musique classique)
La Bossa Nova…
Là aussi, il s’agit d’une sorte de contestation qui se traduit sous une forme musicale.
Elle est initiée dans les années 50 par de jeunes musiciens issus de la bourgeoisie de Rio de Janeiro.
A la fin de la deuxième Guerre Mondiale, le Brésil est encore sous l’ère Vargas, qui avait fait tomber la république et pris le pouvoir lors d’un coup d’état en 1930. Officiellement Président en 1934, il instaure une dictature populiste en 1937 en s’octroyant tous les pouvoirs et en prenant le contrôle de l’église et des syndicats. Foncièrement Nationaliste et accusé de sympathiser avec les Nazis, il prend le contrepied en s’alignant avec les États-Unis, envoyant même des troupes en Europe pour combattre avec les Alliés. Après une période tumultueuse d’après-guerre, faite d’alternance entre épisodes démocratiques et dictatures militaire, Vargas finit par se suicider en 1954. Le pays est alors dans une période de croissance qui durera une dizaine d’années, jusqu’au coup d’état militaire de 1964.
La Bossa Nova, va donc naître à Rio de Janeiro (alors capitale du Brésil) encouragée par l’optimisme ambiant chez les classes moyennes.
3 trois courants musicaux principaux vont favoriser la fusion et donner naissance à la Bossa Nova : La Samba, le « Cool Jazz » de la côte Ouest des Etats-Unis des années 50, et la musique classique (principalement Romantique et début du XXe siècle).
Bossa Nova signifie littéralement : « Nouvelle vague »
Au début des années 50, les jeunes musiciens brésiliens, très férus de jazz « cool », cherchent un style plus moderne pour s’exprimer, un style qui puisse perpétuer la tradition brésilienne, mais aussi rompre avec la très énergique Samba, et la chanson traditionnelle poussiéreuse et mélodramatique… Ils cherchent à la fois des harmonies plus sophistiquées, et des textes plus optimistes et plus légers qui reflètent leurs aspirations.

C’est chez Nara Leão, étudiante en musique, qui habite dans les quartiers chics au sud de Rio de Janeiro, que vont se réunir régulièrement les « laborantins » de ce nouveau courant : le pianiste Johnny Alf et les guitaristes Laurindo Almeida, Baden Powell et Roberto Menescal, parfois rejoints par les véritables futurs créateurs que seront Joao Gilberto, Antonio Carlos Jobim (aussi connu sous le nom de Tom Jobim) et le poète Vinicius de Moraes.


Vers la fin des années 50, toute cette troupe va commencer à propager la Bossa Nova dans les clubs de Copacabana. Le premier véritable enregistrement de Bossa Nova est sans doute celui de la chanteuse Elizeth Cardoso, en 1958, sur des compositions et arrangements de Tom Jobim. On peut notamment y entendre Joao Gilberto jouer de la guitare avec cette rythmique si caractéristique sur Chega de Saudade. (L’orchestration est purement magique)

16. Chega de Saudade
Le premier à avoir eu l’idée de faire fusionner les harmonies jazz et les rythmes brésiliens, c’est le guitariste brésilien vivant aux Etats-Unis Laurindo Almeida, qui enregistre en 1953 avec le saxophoniste de jazz Bud Shank. Cet album sera suivi de 2 autres dans la même veine. On peut dire que c’est alors le début de la période de gestation de la Bossa, qui aura un autre épisode marquant avec la pièce de théâtre écrite par Vinicius de Moraes « Orfeo Negro » et pour laquelle Carlos Jobim écrira la musique.

Parmi les musiciens de jazz brésiliens qui vont prendre le « train » de la Bossa Nova, on peut citer le pianiste Sergio Mendes, qui un peu plus tard, incorporera des couleurs « pop » à la Bossa, la rendant ainsi plus populaire et accessible au plus grand nombre.
17. Inquietaçao

Avec le jazz, l’autre grande influence sur la Bossa Nova viendra de la musique classique. A.Carlos Jobim notamment, se considère lui-même de tradition classique. Cela s’entend clairement dans ses compositions, beaucoup plus complexes harmoniquement, empruntant volontiers à Chopin, Debussy, mais aussi Ravel ou Stravinsky. Comme cette composition : Insensatez, qui reprend presque exactement la suite harmonique du prélude en Mi mineur de Chopin…
18. Prélude Mi mineur de Chopin
19. Insensatez. Jobim
Le « cas » Henri Salvador…
On ne peut pas parler de l’histoire de la Bossa Nova sans évoquer la polémique autour d’Henri Salvador.

Né à Cayenne le 18 juillet 1917, Henri débarque avec toute sa famille en 1929 au port du Havre. Il chante en duo avec son frère aîné, André et se produit dans les cabarets Parisiens. En 1935, alors que le duo joue au « Jimmy’s bar », Django Reinhardt remarque Henri et l’engage aussitôt comme accompagnateur (il ne le gardera pas longtemps car Salvador n’arrête pas de regarder Django en jouant, pour tenter de reproduire ses phrases, ce qui ne plait pas du tout à Django…). Il sera ensuite recruté comme guitariste et chanteur dans l’orchestre de Ray Ventura (L’oncle de Sacha Distel). Il y restera de 1941 à 1945 et participera avec cet orchestre, à une grande tournée en Amérique du Sud qui débute au Brésil.
De retour en France, on lui propose de retourner au Brésil, en solo cette fois, où il interprètera des sambas sur un rythme lent et chaloupé, semant ainsi les graines de ce qui deviendra 10 ans plus tard la Bossa Nova…
Henri Salvador s’il n’est pas l’inventeur de la Bossa Nova, a sans aucun doute fortement influencé ses véritables créateurs, de leur propre aveu même…
En effet, selon les musiciens brésiliens Gilberto Gil et Roberto Menescal, la chanson « Dans mon île » d’Henri Salvador, aurait influencé la création de la bossa nova à la fin des années 50. Cette thèse est défendue dans un film documentaire de 2018 intitulé « Face B comme bossa, l’autre histoire d’Henri Salvador ». Dans ce documentaire, Roberto Menescal raconte ce qu’il a confié à Henri Salvador lors leur rencontre au Brésil en 2005. Il lui dit ceci : « … La Bossa Nova allait exister quoi qu’il arrive, mais elle n’aurait jamais été ce qu’elle est sans vous … »

En effet, en 1958 Henri Salvador enregistre la chanson « Dans mon île » qu’il a composée sous la forme d’un boléro, et qu’il chante dans un style lent et suave en s’accompagnant à la guitare. La même année, Henri reprend cette chanson dans le film documentaire italien « Europa di Notte ». Lorsque le film sort à Rio en 1959, plusieurs musiciens de la mouvance bossa nova, dont Nara Leao et Roberto Menescal qui assistent à une projection, sont enthousiasmés par la chanson et la font aussitôt découvrir à Carlos Jobim. Le pianiste Sergio Mendes a rapporté à Henri Salvador que Jobim, après avoir écouté « Dans mon île », a déclaré : « C’est ça qu’il faut faire, ralentir le tempo de la samba et mettre des belles mélodies »
Ruy Castro, historien de la bossa nova, met en doute la véracité de cette influence. Castro argumente que Jobim avait déjà composé plusieurs morceaux de bossa nova lorsque Dans mon île a été enregistrée par Henri Salvador. Ce qu’il oublie de dire, c’est que lors du séjour de Salvador au Brésil début 40 et de la tournée solo de 1946, Jobim a 19 ans et de son aveu même, il est déjà très influencé par le style de Salvador, qui est son aîné de 10 ans… Salvador est en tout cas, l’un des précurseurs du « Canto falado » (chanté-parlé), cette façon libre très intimiste, de chanter, qui sera l’une des composantes principales du « style Bossa » imposé par Joao Gilberto.
20. Dans mon île. H.Salvador 1958
D’un point de vue orchestral, la Bossa Nova rompt également avec la culture des instruments traditionnels brésiliens (cordes et percussions). La forme originelle comprend uniquement une guitare classique et une voix. Ce binôme de base sera rapidement augmenté d’orchestrations comprenant des cordes et des instruments à vent.

Au début des années 1960, la Bossa va fusionner avec le jazz, grâce au saxophoniste Stan Getz qui enregistre « Jazz Samba » avec le guitariste Charlie Bird en 1962, puis un album en 1963 en collaboration avec Astrud et Joao Gilberto, qui va faire le tour du monde. En 1962 également, Quincy Jones sort son « tube » Soul Bossa Nova, qui sera un succès planétaire.
La Bossa Nova va alors rapidement quitter son statut de musique underground et élitiste, et devient une « musique du monde »
21. Desafinado. Getz/Bird 1962
22. Girl From Ipanema. Getz/Gilberto 1963
23. Soul bossa Nova. Quincy Jones 1962
Des créateurs « puristes » de la Bossa, comme le guitariste Baden Powell, seront très virulents vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme une récupération commerciale, et qui selon eux dénature totalement leur musique et le message qu’elle véhicule.
La grave crise économique du début des années 1960 et le coup d’état militaire de 1964, vont sonner le glas de la période Bossa Nova « Stricto sensu », car le sentiment d’insouciance qu’elle véhicule n’est plus d’actualité, et rejeté par la plus grande partie des brésiliens. Les créateurs vont bientôt se regrouper dans un mouvement appelé « Musique Populaire Brésilienne », qui conduira les jeunes artistes à mixer la Bossa « pure » avec la Soul, le Rock ou le jazz moderne. (C’est du reste ce qui va se passer à la même époque dans le jazz avec l’arrivée du jazz Fusion).
Conclusion
Le jazz et la musique brésilienne se sont finalement abreuvé mutuellement, le jazz empruntant aux rythmes exotiques des musiques latines. Quant à la musique brésilienne, elle utilise depuis la création de la bossa-Nova, les harmonies sophistiquées du jazz « moderne » des années 1950.
Dans les années 1940, Dizzy Gillespie avait été le premier à intégrer des rythmes cubains au jazz.
Les rythmes Brésiliens sont à présent communément intégrés au lexique du jazz, les standards de la bossa nova étant repris par tous les jazzmen de la planète.
De la même façon, les accords sophistiqués du jazz ont depuis les années 50/60, totalement intégré les compositions brésiliennes.
Afin d’apporter une preuve supplémentaire, qui démontre que le jazz rencontre la musique brésilienne bien avant le déferlement de la Bossa Nova dans les années 1960, voici une composition brésilienne célèbre, composée en 1939 par Ary Barroso, et que Django a enregistré par trois fois avant la naissance de la bossa-nova, en 47, 49 et 53. Il s’agit d’« Aquarela do Brasil » plus connue sous le nom de « Brazil »
24. Brazil. Django Reinhardt 1953