Si l’on excepte les récentes commémorations de la guerre 1914-1918, à l’occasion desquelles l’amnésie du monde du jazz a soudainement joui d’une rémission opportune, il faut bien avouer que James Reese Europe fait partie des musiciens méconnus de l’histoire du jazz, au moins pour le grand public…
Il existe sans doute des raisons à cela ; notamment le fait qu’il n’est pas un « pur » jazzman et que sa carrière se situe plutôt dans ce que l’on pourrait appeler : la période de gestation du jazz (grosso modo 1890-1915).
Et pourtant…
James Reese Europe, né le 22 février 1880 à Mobile, Alabama et mort assassiné le 9 mai 1919, était un musicien (mandoliniste), arrangeur, compositeur et chef d’orchestre américain, spécialiste du ragtime et de la musique populaire américaine. Son plus célèbre ragtime « Castle House Rag » sera composé en 1914. Il a été le chef de file de la scène afro-américaine de New York des années 10. Il sera à l’origine du « Clef Club » (organisation de musiciens afro-américains sur le modèle des unions de musiciens blancs existantes). Le Clef Club, notamment célèbre pour un concert au Carnegie Hall en 1912 (le premier concert de musique noire), puis à nouveau, au même endroit après l’immense succès remporté, en 1913 et 1914. Il participe activement à l’ouverture de la première école de musique pour les noirs, à Harlem en 1911.
Militaire, il participera à la Première Guerre mondiale dans le 369ème régiment d’infanterie : les « Harlem Hellfighters ». Avec l’orchestre qu’il forme pour débarquer à Brest le 1er janvier 1918, il fera entendre les premières notes de jazz sur le sol français (en jouant entre autres, une Marseillaise très syncopée et approximative !). Il contribuera à l’introduction du ragtime en Europe. Il est mort poignardé le 9 mai 1919, à la suite d’une dispute avec l’un des musiciens de son orchestre. Il est enterré au cimetière National d’Arlington.
Né d’un père esclave affranchi, James grandit au sein d’une famille nombreuse qui pratique la musique dans un cadre religieux. Il combine les petits boulots pour aider à nourrir sa famille (son père est décédé en 1899), et doit patienter pour rejoindre enfin New York en 1903, alors capitale de la musique. Après des débuts difficiles, il finit par être remarqué et engagé pour diriger en 1904 l’orchestre qui accompagne un vaudeville « A trip to Africa ». Il participe à la transition qui va voir se transformer le théâtre noir (Minstrel et Blackface ) du XIXème siècle, en comédie musicale de « Broadway » (principal réservoir de standards de jazz) au début du XXème siècle.
Il enchaine les tournées entre 1904 et 1910, souvent à destination d’un public blanc. Il intègre en 1908 un groupement d’artistes africains, « The Frogs », qui favorise la promotion et la diffusion des créations artistiques des afro-américains. Ce regroupement donnera bientôt naissance (en 1910), sous l’impulsion de Reese Europe, au « Clef Club », véritable organisation. L’orchestre du Clef Club, qui ne comporte au début que des cordes et des percussions, va bientôt s’étoffer pour atteindre une centaine de musiciens, lors du premier concert de Carnegie Hall, le 2 mai 1912.
Reese Europe, tellement concerné par la cause du peuple afro-américain (Le grand pianiste Eubie Blake le surnommera le » Martin Luther King » de la musique), rebaptise son orchestre du nom de « National Negro Symphony Orchestra » et, fort de son succès et de l’engouement populaire pour le foxtrot et le ragtime, il obtient de la part de l’union des musiciens américains de New York, la possibilité pour les musiciens noirs, d’adhérer à leurs statuts…
Il fonde en 1914 un nouveau groupe, le « Tempo Club », avec lequel il va enregistrer 4 titres, dont le fameux « Castle House Rag », à la fin duquel le batteur Buddy Gilmore va faire le premier solo de batterie enregistré de l’histoire du jazz ! (16 mesures).
James Reese est alors le chef d’orchestre de danse le plus réputé de New York. Il est le directeur musical du célèbre couple de danseurs Vernon et Irene Castle.
En 1915, c’est la rencontre avec le pianiste et chanteur Noble Sissle et le pianiste Eubie Blake, qui intègrent ses différents orchestres.
Le 18 septembre 1916, il s’enrôle comme soldat dans le « 15th New York National Guard Infantry Regiment », rebaptisé en mars 1918 « 369th Infantry Regiment ».
Le colonel Hayward, qui dirige le régiment, comprend vite qu’il a en la personne de James Europe un atout majeur. Ce dernier n’aura pas beaucoup de mal à le persuader de recruter des musiciens pour former un orchestre militaire de haut vol afin de distraire les troupes. Il fait enrôler 44 musiciens (au lieu des 28 réglementaires), dont Noble Sissle sera le tambour major. L’ordre de mobilisation qui se fait attendre, arrive enfin, et le 15ème régiment embarque sur le Pocahontas, direction : Brest.
Une fois débarqué, le régiment est stationné à Saint-Nazaire et est auditionné pour assurer des spectacles destinés aux soldats. L’orchestre impressionne et est envoyé à Aix-les-Bains.
Avant de partir pour Aix, l’orchestre joue le 12 février 1918 à Nantes, place Graslin, pour un concert officiel qui peut être considéré comme le premier concert de jazz sur le sol Européen !
Une fois arrivé à Aix, James va devoir cumuler sa fonction de chef d’orchestre et de militaire combattant. L’orchestre est alors placé sous la direction de Noble Sissle et Eugene Mikell, car en Avril 1918, James est envoyé au front en sa qualité de lieutenant de compagnie. Il est le premier officier afro-américain à commander des troupes au combat !
Gazé et hospitalisé, il composera à l’aide d’un petit harmonium, son plus célèbre morceau « On Patrol On No Man’s Land » qu’il enregistrera à son retour en 1919.
Le régiment et l’orchestre surnommés « Harlem Hellfighters » en raison de leur bravoure et de leur héroïsme au combat, vont ensuite séjourner quelques semaines à Paris. L’orchestre donnera notamment un concert mémorable le 18 août, au Théâtre des Champs-Élysées.
Le long voyage de retour commence fin décembre 1918. Belfort, Le Mans, puis Brest à nouveau, pour finalement embarquer à bord du Stockholm et accoster à New York le 9 février.
Pour la première fois aux États-Unis, est organisée une parade de soldats afro-américains. L’orchestre des Harlem Hellfighters dirigé par Reese Europe s’y trouve en bonne place.
James Reese organise alors une grande tournée avec cet orchestre auréolé de gloire et rebaptisé : « The Famous Hell Fighters 369th US Infantry Band ».
Le 9 mai 1919, la tournée se trouve à Boston. Dans les loges du « Mechanics Hall », une altercation éclate entre Reese Europe et le batteur Herbert Wright, celui-ci poignarde son chef. James Reese décèdera à l’hôpital. Les journaux titrent : « Death of the Jazz King ». L’émotion est si grande que, pour la première fois pour un citoyen noir, sont organisées des funérailles publiques…
A écouter :
- Early Jazz 1917-1923, Frémeaux & Associés éditeur, 181
- From cake-walk to ragtime 1898-1916, Frémeaux & Associés, 067
Enregistrements de 1919 réédités en cd en 1996 par Memphis Archives (MA7020) sous le titre : James Reese Europe’s 369th US Infantry Hell Fighters Band
Pour la discographie, je vous renvoie à ce lien très bien fait et assez complet. La liste comprend les enregistrements (jusqu’en 1919) où il dirige l’orchestre, ainsi que ceux postérieurs à sa disparition, où il est crédité de la composition.
https://adp.library.ucsb.edu/index.php/mastertalent/detail/103626/Europe_James_Reese
Etant donné la période concernée, il ne reste Malheureusement que peu de traces phonographiques, mais quelques jolies faces avec Noble Sissle notamment…
A lire : (en Anglais)
- Noble Sissle « Memoirs of Jim Europe » (1942)
- James Reese Europe « A Negro explains Jazz »
Je vous conseille vivement la lecture d’un article très intéressant de Laurent Cugny (merveilleux musicien et professeur de musicologie à la Sorbonne), qui souligne très justement que si James Reese Europe a été à bien des égards (et notamment grâce à sa popularité), un catalyseur et un pionnier, qui a permis à la « musique syncopée » de se diffuser en Europe, il n’est évidemment pas le seul : comme dans toute épopée ou aventure, il faut un meneur, un chef de file !
https://www.epistrophy.fr/jazz-et-proto-jazz-en-france-avant.html
Enfin pour terminer, le jazz club IROISE a produit et réalisé en 2017 un magnifique projet autour de la musique de James Reese Europe, avec deux orchestres : le « Spirit Of Chicago » dirigé par Bastien Still, spécialisé dans la musique des années 20 et le ONZTET du collectif « Big One ». Les 8 compositions choisies étaient orchestrées façon années 20 d’une part, et dans un style plus Hard Bop années 60 d’autre part…
Les partitions de ces deux programmes sont disponibles dans la boutique du blog !
Les audios MP3 également disponibles ici et le CD en physique chez Frémeaux associés
Stan Laferrière