Le doux gourou du jazz modal…
Sur scène, cet inlassable « passeur » du jazz moderne, ce philosophe du swing « vertical », était vraiment fascinant. Sa présence irradiait de bonheur, sa démarche était souple et chaloupée, son visage toujours illuminé d’un sourire intense, malicieux, tendrement intelligent. Voir George Russell diriger son orchestre était un spectacle jubilatoire. Cet homme de méthode avait des gestes de swing. D’un battement de mains ou plutôt d’ailes, il savait galvaniser ses musiciens par son seul magnétisme. De ses deux mains ouvertes, il attirait, repoussait, façonnait la matière sonore que lui renvoyait l’orchestre. Tel un danseur, il mimait et accompagnait dans l’espace l’évolution spiralée de sa musique ascensionnelle pour mieux sculpter ses métamorphoses et contrôler ses tourbillons. Impressionnant !
À près de 80 ans, il n’arrivait décidément pas à faire son âge. Sa musique non plus. Depuis sa composition, Cubana Be Cubana Bop, premier acte de fiançailles de la musique afro-américaine et de la musique afro-cubaine, écrite en 1947 pour le grand orchestre de Dizzy Gillespie, jusqu’à son dernier album The 80th Birthday Concert enregistré en 2003, toute son œuvre dégage une énergie euphorisante, une force d’idées et d’émotions si évidente qu’on s’étonne qu’elle soit restée si longtemps méconnue.
Ignorée, marginalisée, sa musique fut aussi violemment rejetée. On se souvient d’un concert salle Pleyel en 1964, en première partie du quintette de Miles Davis, qui provoqua, sous les sifflets d’une partie du public, une véritable bataille d’Hernani. Aujourd’hui la cause est entendue. George Russell est célébré comme l’un des créateurs qui ont changé l’écriture du jazz, l’art d’en modeler les formes. Avec cette manière si singulière de les empiler par strates complexes les unes sur les autres avec une joyeuse minutie. Comment le définir sans le réduire ? Il était tout à la fois batteur, pianiste, chef d’orchestre, compositeur, théoricien, gourou. « Je ne suis pas un professeur. Je suis un preacher » aimait-il dire de sa voix douce et traînante, légèrement acidulé.
Tout jeune, Russell apprend la batterie. Engagé par Benny Carter, il est remplacé par Max Roach. « En l’écoutant, j’ai compris que je devais arrêter la batterie ». Il débarque à New York en 1945 avec cinq dollars en poche. Introduit par Max Roach auprès de tous les jeunes boppers, il fréquente assidûment l’appartement de Gil Evans où s’invente le jazz du futur. Alors qu’il allait être engagé par le « dieu » Charlie Parker, une tuberculose le contraint à l’isolement. Hospitalisé pendant quinze mois, il profite de son immobilisation pour se lancer dans une recherche théorique. Ses résultats favoriseront l’avènement du jazz modal. Ils seront publiés en 1953 sous le titre « Concept lydien chromatique d’organisation tonale », ambitieux système d’écriture qui conjugue la rigueur diamantine du swing avec la plus totale liberté d’improvisation. « La liberté sans la logique, aimait-il à dire, ce n’est que le chaos ».
En 1956, il enregistre pour RCA le premier album sous son nom « Jazz Workshop » avec Art Farmer et un pianiste alors inconnu, Bill Evans. Quand son ami Miles Davis lui demanda de lui recommander un pianiste, il lui présenta ce jeune timide introverti. Un an plus tard, cette rencontre donnera naissance à « Kind of Blue ». C’est dans ce chef-d’œuvre que l’on trouve « So What ». C’est pour Russell « le solo de trompette le plus lyrique de tout le XXe siècle, la première improvisation modale consciente d’elle-même ». En 1987, à la tête de son Living Time Orchestra, il mettra superbement en scène ce canonique solo de Miles.
Dégoûté par le trop peu d’écho que sa musique et son enseignement rencontrent dans son propre pays, George Russell fuit en 1964 en Scandinavie. C’est là qu’il pose les premières bases théoriques d’un nouveau concept « vertical form », système sophistiqué d’organisation polyrythmique qui irradiera jusqu’au bout toute sa musique. En Suède, il enregistre en 1968 avec Jan Garbarek et Terje Rypdal « Electronica Sonata for Souls Loved by Nature », première tentative de fusion entre bandes électroniques et grand orchestre. En 1969, il retournera aux Etats-Unis pour enseigner au New England Conservatory de Boston. Sa fracassante résurgence en 1978 sur la scène du Village Vanguard à la tête d’un big band composé de jeunes musiciens ravive les passions et relance sa carrière. Il était temps qu’on reconnaisse enfin le génie de ce magicien du concept lydien, l’artificier qui alluma en pionnier la mèche du jazz modal.
Pascal Anquetil