Cet homme si bien élevé, distingué et affable est aujourd’hui salué comme l’éminence grise la plus influente du premier jazz. Grise ? La couleur ne sonne pas juste, lui qui n’aimait que le rose. Les voitures roses, les cravates roses sur des chemises roses. Était-ce parce qu’en 1924, c’est au Roseland Ballroom de New York que sa première formation, le « Club Alabam Orchestra », connut son premier triomphe.
La raison principale ? L’engagement de jeunes recrues qui à son contact auront vite la révélation de leur talent : sa majesté le « King of Saxophone », Coleman Hawkins, bien sûr, mais aussi Don Redman, Tommy Ladnier, Rex Stewart, Joe Smith, Jimmy Harrisson, Buster Bailey et plus tard Benny Carter. Mais, c’est une irruption soudaine, une éruption solaire qui va tout faire exploser dans son orchestre : celle de Louis Armstrong qui, à 23 ans, vient de quitter Chicago et King Oliver pour rejoindre New York et Fletcher Henderson pour son rendez-vous avec la gloire…
L’arrivée de Satchmo fut décisive dans l’évolution des conceptions orchestrales de « Smack », comme l’appelaient ses musiciens. Comme celle de l’arrangeur Don Redman. C’est avec ce dernier que Fletcher inventa, sans le savoir, sans le vouloir, le big band de la « swing era ». Tous les deux avaient trouvé la solution résolument « jazz » au problème posé par le fonctionnement d’une formation composée de neuf musiciens. Comment s’échapper de la joyeuse mais brouillonne polyphonie néo-orléanaise ? Comment imaginer un nouveau langage orchestral ? D’abord en inaugurant un véritable travail des sections, chacune considérée comme une entité homogène et indépendante : trois trompettes, deux trombones, trois saxophones, le tout propulsé par une section rythmique piano, basse et batterie. Cette instrumentation s’impose encore comme la norme du grand orchestre de jazz. Cette formule magique a peu varié avec le temps.
Pour « nourrir » l’orchestre de musique, Henderson et ses complices conçurent une technique souple d’écriture par pupitres séparés, en usant, bien avant Basie, de ces petites phrases rythmiques que sont les « riffs », mais aussi en jouant sur des « arrière-plans » sonores (Backgrounds), destinés à soutenir, relancer ou envelopper l’intervention de chaque soliste.
Architecte sans le savoir ? Tel fut le drame de « Smack ». Son génie fut sa faiblesse. Son manque notoire d’autorité, son détachement courtois, son laxisme débonnaire, tout cela fut finalement sa chance. Cela permit à ses troupes, une bande de soiffards et fêtards, d’avoir les coudées franches et de jouir d’une liberté totale. De cette indiscipline naquit un style autrement discipliné, un rien plus sauvage que celui trop policé qui triomphait alors dans les orchestres blancs.
Piètre homme d’affaires, ce chef fut tout le contraire d’un meneur d’hommes. Il fut en revanche un formidable chasseur de têtes qui, pendant une décennie, de 24 à 34, sut réunir tout le Gotha du jazz. Dilettante, velléitaire, insouciant, il se laissa porter par les événements et ne choisit jamais son destin. Mais il restera pour tous ses musiciens un homme merveilleux. « The Mahtma Gandhi of the Jazz Age » (Rex Stewart).
Pascal Anquetil
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