Ellinoa, chanteuse compositrice et arrangeuse, révélée notamment par sa participation à l’ONJ, sort le deuxième album de son orchestre « Wanderlust ». Elle répond aux questions de Docteur Jazz.
DJ : Bonjour Camille, peux-tu te présenter ?
E : Ah ! ça commence bien, mon identité secrète est dévoilée ! Je préfère utiliser mon nom d’artiste Ellinoa. Quoi qu’il en soit, j’ai 34 ans, je suis chanteuse et compositrice. A vrai dire je ne me définis même pas vraiment comme arrangeuse car ce n’est pas une activité que j’exerce beaucoup pour les autres, seulement occasionnellement. Mais je suppose que composer pour des grandes formations fait de moi automatiquement une arrangeuse, quelque part !
DJ : Tu as une maman musicienne, mais comment as-tu décidé de faire ce métier, et quel est ton parcours ?
E : Grâce à ma mère qui a consacré sa vie à la pédagogie musicale (et notamment jazz), j’ai baigné dans la musique depuis toujours. Mais pendant l’enfance, cet art m’intéressait à part égale avec le dessin et l’écriture, par exemple. J’ai fait 12 ans de chorale et 10 ans de piano (et même un tout petit peu de saxophone et de basse), mais c’est surtout en explorant de mon côté, en cherchant sur le piano ou sur Finale (que j’utilise depuis que j’ai 13 ans) et autres que j’ai développé ma créativité, nourrie par des écoutes infinies des albums du Pat Metheny Group, de Take6, Manhattan Transfer, New York Voices et cie, et de musique brésilienne (merci maman). Après avoir obtenu un Master à Sciences Po Paris et avoir commencé à travailler, c’est finalement la musique qui l’a emporté : j’ai réalisé que si je ne tentais pas d’en faire mon métier je le regretterais. 23 ans, c’était encore relativement jeune pour s’y mettre… J’ai donc fait un DEM jazz au conservatoire de Bobigny puis le CMDL. Ça fait maintenant 9 ans que je suis musicienne professionnelle.
DJ : Comment en es-tu venue à écrire la musique ?
E : Je l’ai toujours fait, sous différentes formes comme je le disais plus haut. D’ailleurs, je crois que ça m’intéressait davantage que de chanter. Il y avait quelque chose de noble dans le fait d’écrire sa propre musique, que j’ai toujours voulue sophistiquée, avec un certain vocabulaire harmonique. Fait étonnant pour une chanteuse, j’ai mis beaucoup plus longtemps à vraiment m’intéresser à la mélodie qu’à l’harmonie. C’est ce que m’a dit ton grand ami Gilles Réa, qui était là le jour où j’ai joué pour la première fois une composition en public, à 17 ans, en m’accompagnant au piano : « super harmoniquement, de jolies basses étrangères…mais tu devrais t’intéresser de plus près à la mélodie maintenant ! »
DJ : Quels sont les arrangeurs qui t’ont le plus influencée ?
E : J’ai plus été influencée par des compositeurs et compositrices que par des arrangeurs, même s’iels avaient en commun d’écrire de la musique qui était très « arrangée ». Je parlais donc de Pat Metheny (et Lyle Mays), Take 6 et la clique des groupes vocaux polyphoniques, mais aussi Bjork (ses morceaux qui m’ont le plus fascinée étaient ceux arrangés par Vince Mendoza), puis, plus tard, Kenny Wheeler et Carine Bonnefoy, Maria Schneider (qui sont arrangeuses à part entière). En marge de tout ça, je voue un culte à John Williams.
DJ : Quel est le projet d’écriture dont tu es la plus fière, ou ton préféré ?
E : Je dirais que c’est celui qui sort en ce moment, le second album du Wanderlust Orchestra, Ville Totale. Le premier album était un sacré défi car je venais de monter mon orchestre, je ne connaissais pour ainsi dire rien à l’arrangement (sinon je n’aurais jamais monté un groupe avec une flûte, un hautbois, deux saxs, un trombone, un quatuor et une section rythmique ! C’est un vrai non-sens acoustique, et on a mis longtemps à faire sonner le groupe, qui compte même aujourd’hui deux batteries !!!). Je me suis lancée tête baissée dans l’écriture, « à l’oreille », finalement j’en suis toujours contente mais ce disque a un petit côté « jeune musicienne qui a quelque chose à prouver », il est un peu scolaire, très écrit… Le second est plus mature, il a un parti pris sonore plus tranché, il est aussi plus « ouvert »… mais encore plus inclassable. C’est un casse-tête pour les vendeurs de disque, les plateformes de streaming et les journalistes, mais moi, c’est la musique que j’ai envie de faire.
Un arrangement orchestral d’Ellinoa. Un arrangement vocal d’Ellinoa.
DJ : Une phrase pour définir l’écriture ?
E : C’est un peu bateau, et ça correspond seulement à ma vision, mais c’est raconter des histoires.
DJ : Quel est l’arrangement qui n’est pas de toi et que tu aurais aimé écrire ?
E : Ohlala, il y en a tellement. Mais je crois que quand j’ai écouté « Wrygly » de Maria Schneider j’ai eu un petit choc. Et puis j’ai écouté « Hang Gliding » sur l’album d’après et j’en ai eu un encore plus grand. Il y a un genre de perfection dans la forme, le développement, le jeu avec les décalages des mesures en 5 et 6, et puis c’est juste beau, l’histoire est limpide, ça monte, ça monte…
DJ : Quels sont tes projets immédiats et futurs ?
E : Croiser les doigts pour que l’album Ville Totale soit bien reçu, et implorer le Dieu des programmateurs pour que les concerts tombent ! L’orchestre a subi quelques déconvenues récemment, toutes les perspectives de diffusion ont disparu…or je crois vraiment que ce projet mérite de jouer ! Dans l’immédiat, je vais aussi terminer mon jeu vidéo, petit projet que je me suis lancée en marge de mon activité de musicienne, pour pousser l’univers de Ville Totale encore plus loin. Finalement, simplement une autre manière de raconter l’histoire !
Plus tard, il y aura un opéra qu’on écrit avec ma mère. Je suis chargée de la musique, et j’ai choisi un effectif un peu étrange, là encore : quintet à cordes, trois flûtes, des percussions, choeur et soliste !!
DJ : Raconte-nous une anecdote de ta vie d’arrangeuse…
E : Un jour, dans les premiers temps d’existence du Wanderlust, le festival Comme Ca Vous Chante a eu la gentillesse de nous programmer et de me commander une création pour mini-symphonique (mon orchestre + des musiciens locaux plutôt issus du classique, une trentaine d’instrumentistes en tout). J’ai tellement tergiversé sur ce que j’allais écrire qu’est arrivée la veille du départ et je n’avais toujours rien de convaincant. Plutôt que de me laisser ronger par le stress et le défaitisme, j’ai décidé sur un coup de tête de tout recommencer à zéro, en ressortant une vieille compo, de celles qu’on laisse dans un placard des années durant car justement elle ne trouve pas la forme qui lui rendrait justice. J’ai écrit frénétiquement pendant toute la journée puis la nuit, jusqu’à imprimer les parties séparées à 6h du matin et sauter dans le train à 7h, pour diriger la première répétition l’après-midi même.
La seconde partie de cette anecdote est que ça m’a laissée avec l’idée totalement absurde que je pouvais écrire un symphonique en 2 jours, et le jour où on m’a proposé d’en écrire un vrai, je n’ai pas du tout anticipé le temps que ça me prendrait. Heureusement que le confinement a décalé de plusieurs mois la deadline que j’avais pour ce projet ! L’autre leçon à retenir est qu’écrire pour un symphonique + section rythmique jazz est infiniment plus simple que pour un symphonique seul, qui demande une vraie maîtrise du langage.
DJ : Merci Camille !
Je ne parle que rarement du travail de mes collègues, sauf lorsque j’ai un réel coup de cœur.
Lors de notre récente rencontre au festival « Saveurs Jazz », Ellinoa m’a très gentiment offert l’album « Ville Totale » qui sort prochainement…
On y entend un subtil mélange de musique « savante » (dans le bon sens du terme) mâtiné d’influences et d’apports divers (Rock, Fusion, musique classique, musiques ethniques diverses…), de poésie déclamée ou chantée, de grooves divers… Une écriture très mature, parfaitement construite et maîtrisée, un art de l’orchestration, une culture évidente…. Un traitement du son qui transporte l’audition et l’auditeur. Une voix pure…
L’arrangeur que je suis (mais aussi le simple auditeur) est sans arrêt happé par les trouvailles harmoniques, d’orchestration, de forme. Pas une once de remplissage ou de démonstration. L’instrumentation est elle aussi très originale… Une très belle réussite à laquelle nous souhaitons beaucoup de succès !
Stan Laferrière