MILES DAVIS et JOHN COLTRANE : Histoire d’une rencontre tumultueuse 

L’histoire du jazz est riche d’histoires de rencontres décisives qui ont changé son cours. De ces réunions improbables entre deux fortes personnalités finalement condamnées, un jour ou l’autre, à se croiser et dialoguer pour inventer ensemble un nouvel horizon. A preuve, les rencontres entre Louis Armstrong et Earl Hines, Django Reinhardt et Stéphane Grappelli, Dizzy Gillespie et Charlie Parker, Charles Mingus et Eric Dolphy, etc. L’histoire de la rencontre musicale qui rapprocha pendant plus de cinq années, de 1955 à 1960, les destins de deux géants du jazz moderne, est l’objet d’un coffret magique : « Miles Davis with John Coltrane : The Complete Columbia Recordings ». 

Miles Davis John Coltrane
Miles – Coltrane

Retour sur une aventure aussi passionnée que tumultueuse qui bouleversa le langage et le paysage du jazz : 

En cette fin de l’année 55, Miles Davis est un homme heureux. L’année précédente, après moult tentatives infructueuses, il a enfin réussi à décrocher de la drogue et à devenir « clean ». En juillet, invité surprise du premier festival de Newport, il connaît un triomphe inespéré en jouant « Round Midnight » aux côtés de Thelonious Monk. A peine sortie de scène, le producteur George Avakian lui tombe dessus pour lui demander de signer un contrat d’exclusivité avec le prestigieux label Columbia. A l’époque, Miles était sous contrat chez Prestige jusqu’en 1956. Il trouvera vite avec Avakian une parade astucieuse : il enregistrera très vite les quatre disques qu’il doit à Bob Weinstock, le patron de Prestige, mais aussi, en cachette, pour Columbia, dès octobre 55, des bandes qui ne sortiront finalement qu’en 1957. Ce sera l’album « Round about Midnight » qui connaîtra tout de suite un formidable succès public.

A l’automne 55, Miles Davis a constitué un tout nouveau quintette composé de Philly Joe Jones à la batterie, Paul Chambers à la contrebasse, Red Garland au piano et de John Coltrane au sax. « Ce groupe est vite entré dans la légende, dira Miles dans son autobiographie, et m’a permis d’exister enfin sur la carte du monde musical ». Nés tous les deux en 1926, Miles et Trane n’avaient en fait que quatre mois de différence. Mais, au niveau de la notoriété et de la maturité, la différence était beaucoup plus importante. Le jour et la nuit. Alors que Miles pouvait se vanter d’être déjà une « vedette » du jazz, d’avoir joué tout jeune aux côtés de Charlie Parker et participé activement à la naissance du cool, le saxophoniste n’était encore qu’un illustre inconnu. A preuve, on ne connaît quasiment pas de solos de Coltrane avant sa venue chez Miles si ce n’est de courtes interventions à l’alto dans l’orchestre de Johnny Hodges ou dans le sextette de Dizzy Gillespie. C’est donc bien Miles qui le premier sortit « Trane » de l’anonymat pour le propulser sur le devant de la scène.

Budo. Miles Davis quintet

Entre eux naquit tout de suite une amitié durable, une complicité musicale rare et profonde. « J’adorais John, confesse-t-il. C’était un type très spirituel. ». Pourtant leur personnalité était pour le moins contrastée. Miles jouait au dandy surdoué qui ne donnait jamais l’impression d’avoir à travailler son instrument et qui, dès qu’il avait fini de jouer, ne s’intéressait au sortir d’un concert ou d’un club qu’à la jolie fille avec qui il passerait la nuit. Coltrane était tout le contraire. La musique était toute sa vie. C’était un obsédé du sax qui travaillait son instrument jour et nuit, comme un forcené. Il appelait Miles « professor », ce qui avait le don d’agacer le trompettiste, et n’arrêtait pas de le harceler « de putains de questions sur ce qu’il devait jouer ou ne pas jouer ».

Miles Davis John Coltrane
Miles – Coltrane

Le principal problème de ce quintette de rêve, c’est qu’à l’exception de Miles, les quatre autres musiciens étaient tous gravement accros à l’héro. Miles souffrait particulièrement de voir « Trane » conspirer avec autant d’obstination contre lui-même et s’auto-détruire en buvant des quantités d’alcool et prenant des doses de drogue vraiment hallucinantes. « Il était comme Bird. Quand on est un génie de ce calibre, on voit et vit les choses à l’échelle supérieure, c’est à dire à l’excès. On devient une espèce de monstre ». Excédé par ses abus, plusieurs fois Miles vira Coltrane de l’orchestre. « Un soir à New-York, j’étais tellement en rogne de le voir aussi abruti par la dope que je l’ai boxé dans les loges. Coltrane n’a même pas réagi. Seul Monk qui assistait à cette pénible scène lança à John : « Tu ne vas pas accepter de te faire maltraiter de la sorte. Quitte ce mec et viens jouer avec moi ». Traumatisé d’être une nouvelle fois renvoyé de l’orchestre, Coltrane prit enfin, au printemps 57, la décision de faire « cold turkey », c’est à dire un sevrage de drogue radical et définitif en s’enfermant dans une chambre solitaire pendant plus d’une semaine. 

Cette épreuve fut pour Coltrane, qui se sentit soudainement « investi d’une mission musicale », une vraie Rédemption : « J’ai fait alors l’expérience d’un réveil spirituel qui m’a conduit à une vie plus pleine, riche et créative. » Après avoir joué dès juillet 57 plusieurs semaines avec Monk au Five Spot pour y expérimenter une nouvelle liberté dans sa façon de jouer et enregistré « Blue Train » pour Blue Note, John réintègre en décembre 57 l’orchestre de Miles qui devient alors sextette avec l’arrivée de Cannonball Adderley à l’alto. Bientôt Bill Evans remplacera Red Garland. C’est ainsi qu’au printemps 59, Miles et ses complices enregistrent en deux séances « Kind of Blue », le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, un pur joyau du jazz moderne qui semble aujourd’hui aussi neuf et parfait qu’au premier jour. 

C’est dans cet album (le tout premier 33 tours que j’ai jamais acheté chez le disquaire Raoul Vidal, place Saint Germain-des-Prés – j’avais 15 ans !! – dans sa splendide version Fontana publiée par Boris Vian !!!!) que se joue, sur la durée, le tournant du jazz modal déjà expérimenté dans « Milestones » au printemps 58. C’est aussi dans ce disque phare que l’on trouve « So What », « le solo de trompette le plus lyrique du XXe siècle, la première improvisation modale consciente d’elle-même » selon George Russell. John Coltrane s’en souviendra lorsqu’il enregistrera peu après « Impressions ».

Après une ultime tournée en Europe pendant l’été 1960 au cours de laquelle il se fera copieusement huer à l’Olympia, le saxophoniste quittera définitivement l’orchestre pour voler de ses propres ailes, créer son propre quartet et éclabousser de tout son génie la décennie à venir. Mais cela est une autre histoire…

Dear Old Stockholm. Miles Davis quintet

Pascal Anquetil 

Miles Davis with John Coltrane : « The Complete Columbia Recordings », un coffret Sony de 6 CD, dont 18 prises inédites, accompagné d’un livret de 116 pages avec de nombreuses photographies.

Django Reinhardt

Django ultime, ou l’embellie bebop…

« Le démon de mon cœur s’appelle à quoi bon » disait Bernanos. En cette fin des années quarante, le même mal insidieux ronge le guitariste. A quoi bon la musique ! A quoi bon accepter la proposition de Benny Goodman qui l’invite à le suivre en Amérique dans sa formation ! A quoi bon s’engager dans la lutte intestine qui oppose le Anciens et les Modernes, la querelle des « figues moisies » et des « raisins aigres » ! « To bop or not to bop », telle n’est pas la question. Django est déjà ailleurs, c’est-à-dire nulle part, dans son monde intérieur aux contours aussi flous et précis que les… nuages. Même s’il demeure pour beaucoup toujours une légende, il n’est plus à la mode, plus un éclaireur, plus la « vedette » des nuits parisiennes qu’il était pendant l’Occupation. Le ténébreux Manouche le sait et il s’en fout.

django Reinhardt

« Ne me parlez plus de musique » dit-il à tous ceux qui l’encouragent à jouer. Obstiné, taiseux et désenchanté, Django préfère la solitude de la pêche à la mouche et le refuge dans la peinture. Il en avait découvert les joies et les couleurs en 1946 dans des chambres d’hôtel new-yorkaises pour tromper son ennui et adoucir son amertume pendant son séjour américain dont le « ratage » avait blessé au plus vif son orgueil. Pourquoi la peinture ? « J’avais beaucoup d’amis qui peignaient, dira-t-il en 1952 au micro de Dolly Steiner. Cela m’a donné envie de les voir peigner (sic) et j’ai peigné (sic) » C’est aussi simple !

Interview 1952 Django Reinhardt et la peinture
Interview 1951. Django peint en Fa# mineur…

En 1949, Django décide de vendre son appartement de la Place Pigalle et s’achète dans la foulée une Lincoln et une caravane pour reprendre la route et retrouver sa liberté. Il n’ira pas loin. La belle Américaine tombe en panne aux environs du Bourget dans une zone où stationnent d’autres Manouches. Il y établit son campement et s’installe dans un hangar voisin. D’atroces douleurs dentaires le mettent au supplice et le rendent de plus en plus ombrageux et taciturne. Mais il se refuse à se faire soigner par peur des dentistes, « ce gens insensibles qui font si mal ». A force de patience, son vieux copain André Ekyan arrivera finalement à le persuader à consulter et à se faire poser un appareil dentaire. Tous les visiteurs du bougon du Bourget sont consternés de le voir alors « disparaître avec tous ses trésors dans la pénombre de la vie manouche » (Patrick Williams) et de constater qu’il a raccroché sa guitare au fond de sa roulotte. « Elle était couverte de poussière, se souvient le clarinettiste Gérard Lévêque, les cordes étaient à moitié moisies et rouillées. » 

Rien ne semble en 1950 pouvoir sortir Django Reinhardt de son aquoibonisme existentiel et de son fatalisme tzigane. Au retour d’une tournée à Rome, il dissout la toute dernière mouture du Quintette du Hot Club de France. Quand on vient dans sa roulotte lui proposer un concert au cachet très élevé, Django soulève son matelas et montre un lit de billets. « De l’argent, en voilà, réplique-t-il avec colère. Je n’en ai pas besoin, ça ne m’intéresse pas. » Autre exemple de sa mauvaise humeur : le promoteur anglais Peter Morris propose un jour à Stéphane Grappelli de retrouver Django pour faire ensemble une tournée aux Etats-Unis. Stéphane quitte immédiatement Londres pour Paris et se lance à la recherche du guitariste. « Impossible de le retrouver. Finalement, je le rencontre près du Bourget. Il était plutôt silencieux, me répondant à peine. Il paraissait aigri, méfiant. Quelque chose semblait cassé chez lui, comme une blessure dont on ne guérit pas. Je lui propose la tournée. Il refuse tout net et m’envoie promener d’un air à la fois furieux et stupéfait. « Cela ne me dit rien » sera sa seule réponse. C’est la dernière image que j’ai de Django Reinhardt. »

Et pourtant, au tout début de1951, le miracle arrive : Django retrouve l’envie et le bonheur de jouer. Comment expliquer une telle embellie finale ? Un chant du cygne à quarante ans semble très improbable. Serait-ce plutôt une mystérieuse prémonition de sa mort prochaine qui lui font pousser de nouvelles ailes du désir ? Qu’est-ce qui pousse donc le farouche Manouche à briser son isolement et à se mettre en danger en s’inventant un autre avenir. Première réponse : d’abord il y a la découverte décisive de la guitare électrique. On le sait, Django jouait sur une guitare Selmer Maccaferi très difficile à maîtriser. Les cordes de sa guitare n’étaient pas dures, mais très hautes. « Ce n’étaient pas des doigts qu’il fallait pour appuyer, mais des pinces d’acier », dira en connaisseur Sacha Distel. Grâce au nouveau micro Stimer, Django découvre tout à coup de nouveaux horizons. 

Django Reinhardt

Même si au début Django abuse de la saturation de l’amplificateur qu’il aime faire cracher au point de couvrir sans vergogne tous les autres instruments, très vite il comprend les possibilités que lui offre l’électrification. Surtout au niveau de l’attaque et de la résonnance. Du coup, ses phrases deviennent plus libres, déroutantes, tourbillonnantes. Lors de la séance du 10 mars 1953, il transforme même sa guitare en « solid body » (c’est-à-dire sans caisse, comme une Les Paul), en pratiquant à l’arrière d’une ses plus belles guitares une ouverture circulaire qu’il va plaquer sur sa cage thoracique. Résultat : « une sonorité demeurée sans égale par sa profondeur, sa rondeur, sa richesse et son raffinement. » (Alain Gerber). 

Problème : « Django est trop en avance avec un matériel trop daté. » (Romane). Il n’empêche, ce qui change pour Django avec la guitare électrique, c’est la tenue et la durée de la note qu’elle autorise. Du coup, Django peut dépouiller son phrasé pour tendre vers l’essentiel. Plus contraint à l’obligation de « remplissage », il est libre de jouer avec le silence et d’inventer une nouvelle abstraction sonore. Le « style Django » d’avant-guerre, avec tout son cortège d’arpèges et de tremolos syncopés, s’efface tout à coup pour privilégier la pureté des lignes sinueuses. Évidence : Django apparaît aujourd’hui comme le précurseur de toute la guitare de jazz dans les années suivantes, jusqu’à …Jimi Hendrix.

L’autre raison de cette soudaine renaissance est que le fier Manouche a enfin trouvé en ce début des années cinquante des accompagnateurs enfin capables de le comprendre, d’aiguillonner son inspiration et de l’aider à libérer son jeu pour mieux apprivoiser le feu neuf du bop. Ces jeunes loups, tous âgés d’une vingtaine d’années, Charles Delaunay les a baptisés les « Be-Bop Minstrels ». A savoir, Hubert Fol (saxophone), Bernard Hulin ou Roger Guérin (trompette), Raymond Fol ou Maurice Vander (piano), Pierre Michelot (contrebasse), Pierre Lemarchand ou Jean-Louis Viale (batterie). Avec eux Django est heureux parce que stimulé. Avec ces jeunes turcs insolents, il peut remettre les pendules à l’heure et réaffirmer la modernité flamboyante de son génie. Au début, « Ils m’ont fait souffrir ces petits gars qui croient que c’est arrivé et que nous ne sommes plus bons à rien, qu’on est finis, confia-t-il à son ami Pierre Fouad. Eh bien un jour, je me suis fâché. J’ai commencé à jouer si vite qu’ils n’ont pas pu me suivre ! Je leur ai servi des morceaux nouveaux sur des harmonies difficiles et là non plus ils n’ont pas pu me suivre ! Maintenant, ils me respectent »

Le 20 février 51, avec sa jeune garde bop, Django fête en fanfare son retour sur le devant de l’actualité lors de la soirée de réouverture après travaux du Club Saint-Germain où il accueillera les jours suivants, pour sa plus grande joie des musiciens de passage comme James Moody, Don Byas ou Bobby Jaspar. Du coup, Django abandonne le campement du Bourget, s’installe avec sa famille rue Saint-Benoît à l’hôtel Crystal, tout en face du club. Il est devenu ponctuel, jovial, transfiguré par le plaisir de jouer. Bientôt Il loue une maisonnette au bord de l’eau, à Samois-sur-Seine, près de Fontainebleau, où il peut dès qu’il le veut se livrer aux plaisirs de la pêche et du billard. 

Le 10 mai, après 38 mois de silence et d’abstinence phonographiques, Django franchit enfin les portes du studio Decca pour enregistrer avec ses jeunes amis quatre plages dont un « Double Whisky » très tonique. Il récidivera le 30 janvier 52 avec Roger Guérin avec un « Flèche d’or » fouetté au bebop le plus vif. Un an plus tard, jour pour jour, il participera à nouvelle séance Decca et signera avec Maurice Vander au piano un chef-d’œuvre intemporel : « Anouma », sensuelle ballade énigmatique dédiée à une déesse hindoue. Dans son solo, tout n’est que sérénité, majesté et beauté. Le 1er mars 53 profitant de sa présence la veille à Bruxelles pour animer un bal, Django, flanqué de Hubert Fol, s’invite impromptu sur la scène du Théâtre Royal des Galeries pour enfin dialoguer en direct avec Dizzy Gillespie et son quintette.

Miracle ! Norman Granz arrive à convaincre le méfiant Django d’accepter de participer à une tournée mondiale JATP (Etats-Unis, Japon, bonne partie de l’Europe) qui devait lui offrir enfin la consécration internationale. En guise de carte de visite, l’impresario de Bird, Ella et les autres, demande à Eddie Barclay d’enregistrer le 10 mars pour son label Clef un microsillon 25cm composé de quatre titres. Au programme, bien sûr « Nuages », sans aucun doute sa plus bouleversante version. Pierre Michelot se souvient : « C’est une récapitulation de tout ce qu’il avait fait et de tout ce qu’il commençait à faire. Il y délivre un solo qui m’a toujours produit une émotion inexplicable. Comme s’il savait qu’il allait mourir. »

Le 8 avril, au studio Decca, c’est la dernière séance. Mystérieusement, celle de la décantation et de la gravité. A ses côtés, le vibraphoniste belge Sadi Lallemand et un jeune pianiste pied-noir qui participe à son tout premier disque. Il s’appelle Martial Solal. Comment ne pas voir là une passation de pouvoir symbolique entre celui qui va partir et celui qui arrive ? Lors cet enregistrement ultime, comme l’a écrit dans Jazzman Franck Bergerot, « Django y a dépassé les aspects les plus dogmatiques du bebop. Par sa façon de dérouler les harmonies, par son sens de l’espace et de la distribution rythmique, par son utilisation des motifs au profit du développement dramatique. » A preuve, en guise de testament, une composition originale « Deccaphonie ». Selon la forte formule de François Billard et Alain Antonietto, « c’est un tombeau ouvert sur l ‘avenir. L’extrême nudité des motifs, le dépouillement presque total confinent à l’épure, sans que soit entravé l’élan de la phrase. » Et Alain Gerber d’ajouter : « On jurerait que la force du destin pèse sur le climat qui s’en dégage ».

Le 15 mai, en revenant d’une partie de pêche, victime d’une congestion cérébrale, Django s’écroule dans la petite auberge de Samois. Il avait à peine 43 ans.

Pascal Anquetil

Crazy Rhythm. Django Reinhardt 1951