Interview Dan Barret en Français

Traduction : Claude Lafontaine

DJ- Dan, une petite présentation s’il te plait ?  

DB- Je suis né près de Los Angeles, à Pasadena, Californie, le 14 décembre 1955. J’ai grandi au sud de Pasadena, à Costa Mesa, en Californie, où je vis actuellement avec ma femme Laura. Nous avons un fils, Andrew, pianiste de ragtime accompli et qui fait autorité dans cette discipline. Mes parents n’étaient pas musiciens, mais ils étaient mélomanes. Nous avions un vieux piano droit, sur lequel ma mère jouait souvent des valses et des chansons populaires des années 30 ; presque toujours en Do ! Mon père la rejoignait parfois, debout près du piano et chantant avec sa voix de baryton. De retour du travail, il aimait écouter ses disques, principalement de la musique des grands spectacles de Broadway. Un de mes deux frères aînés jouait de la guitare. Mon frère Mark, né dix ans avant moi, était au lycée quand le « surf rock » devint populaire sur la côte Ouest. Mark se débrouillait fort bien à la guitare dans ce style et m’a montré les trois accords de base du blues, l’une des composantes du « surf rock « 
J’ai commencé à jouer du trombone à l’école en cinquième année, à onze ans. J’ai débuté la trompette environ un an plus tard. J’ai découvert le jazz pendant l’été précédent ma première année de lycée. J’avais quatorze ans. Ce même été, j’ai entendu pour la première fois un groupe de jazz « live ». J’ai appris qu’un groupe de sept musiciens appelé le « South ‘Frisco Jazz Band » se produisait dans une pizzeria non loin de chez nous. Cette formation jouait chaque vendredi et samedi soir dans une pizzeria locale. C’était un restaurant familial, où les mineurs étaient autorisés à entrer. Un couple de mes amis du lycée et moi avons fait du « Pizza Palace » notre « résidence secondaire « ces nuits-là. Le groupe était un excellent groupe de jazz traditionnel, dont le répertoire comprenait des airs de King Oliver, Jelly Roll Morton, Lu Watters, Turk Murphy, et d’autres. Les musiciens du groupe étaient tous des mordus de la musique et ont pris sur leur temps pour m’enseigner les bases, me conseiller des enregistrements à écouter. C’est à peu près à cette époque que j’ai appris l’existence des séances du dimanche après-midi de la « Société de Jazz » dans la région de Los Angeles et donc j’ai commencé à y assister.

Ces séances du dimanche après-midi ont permis à des amateurs comme moi de jammer avec des professionnels, souvent des retraités (ou semi-retraités) de l’ère du big band. Il faut noter qu’à cette époque, il y avait une importante communauté de musiciens (et leurs familles) de la Nouvelle-Orléans, qui s’étaient installés dans la région de Los Angeles avant et après la Seconde Guerre mondiale. Ce qui rendait les sessions du dimanche après-midi uniques à l’époque, c’est que beaucoup de ces musiciens de la Nouvelle-Orléans se présentaient pour jouer quelques airs avec de vieux amis. Pouvez-vous imaginer être un tromboniste débutant de quatorze ou quinze ans et de jouer avec – des gens comme: Joe Darensbourg, Alton Purnell, Mike DeLay, Andy Blakeney, Nappy Lamare, et Barney Bigard ? Incroyable ! Peu de temps après, Joe Darensbourg a commencé à m’appeler pour des concerts à Los Angeles. J’ai rencontré de plus en plus de ces musiciens aînés et ils m’ont aidé à former mes idées et mes concepts sur le jazz et, en fait, sur la vie. C’est au lycée que je me suis intéressé pour la première fois à l’arrangement jazz. J’écrivais des arrangements pour le groupe de Dixieland de mon lycée et pour le groupe « pep » de l’école, qui jouait pour des matchs de basket-ball et d’autres événements. En 1977, j’ai fait le premier de mes nombreux voyages en Europe, pour jouer avec la Sunset Music Company aux Pays-Bas, au Festival de Jazz de Breda « Oude Stijl ». Le groupe a ensuite tourné en Allemagne pendant quelques semaines. Ce premier voyage en Europe a changé ma vie. Je me suis fait des amis pour la vie partout en Europe et en Scandinavie, et je suis retourné en Europe pour des concerts et des tournées presque chaque année depuis lors. Je continue à enseigner tous les mois de juillet au Jazzin ’July Workshop à Leende, aux Pays-Bas, où je suis coach depuis sa création, il y a une quinzaine d’années. En 1983, Laura et moi avons déménagé à New York. A New York, le monde musical s’est vraiment ouvert pour moi. J’ai commencé à jouer dans des fêtes et festivals de jazz et à faire des tournées en Europe. Je me suis retrouvé à jouer et à enregistrer avec plusieurs de mes héros musicaux, notamment : Roy Eldridge, Buck Clayton, Woody Herman, Benny Carter, Maxine Sullivan, Ruby Braff, Ralph Sutton, Kenny Davern, Milt Hinton, Dick Hyman, Scott Hamilton, Gus Johnson, et bien d’autres, dont Benny Goodman. Nous sommes retournés dans le sud de la Californie en 1996 pour prendre soin de ma mère, qui décèdera 6 ans plus tard. Nous sommes toujours ici à Costa Mesa. Pendant la pandémie, la composition et l’arrangement (principalement ce dernier) ont remplacé les interventions au trombone et à la trompette. Cependant, j’attends avec impatience le moment où je pourrai reprendre le jeu en orchestre. Ça me manque, et je m’ennuie de ne plus rencontrer mes amis sur la planète.

DJ- Quels sont les arrangeurs qui t’ont le plus influencé ? 

DB- Comme je l’ai dit, j’ai commencé à m’intéresser à l’arrangement au lycée. J’ai commencé à me demander comment des musiciens comme Duke Ellington pouvaient mettre des notes sur papier et faire en sorte que d’autres hommes fassent sonner des perles comme «  The mooche «  ! 
J’ai appris le jazz plus ou moins chronologiquement. Le premier style que j’ai abordé était le jazz traditionnel. Mon intérêt pour l’arrangement s’est développé parallèlement à l’évolution du jazz. Après avoir entendu les enregistrements du King Oliver Creole Jazz Band et des Red Hot Peppers de Jelly Roll Morton (ainsi que de nombreux enregistrements de Turk Murphy et Lu Watters), j’ai commencé à me demander comment ces hommes faisaient pour écrire si merveilleusement et efficacement pour leurs groupes respectifs. J’ai vite découvert Bix et Tram, et les choses intéressantes que les arrangeurs comme Bill Challis et Fud Livingston écrivaient pour leurs collègues. Puis j’ai étudié la « Swing Era » et ses arrangeurs : 

· Fletcher Henderson 

· Horace Henderson 

· Jimmy Mundy

· Alex Hill (un arrangeur précoce brillant et souvent négligé) 

· Sy Oliver 

· Ed Wilcox (Jimmie Lunceford) 

· Mel Powell 

· Jerry Gray (Glenn Miller) 

· Bill Finegan (Glenn Miller) 

· Mary Lou Williams (Andy Kirk) 

· Billy Strayhorn 

· Buck Clayton 

· Eddie Durham 

· Benny Carter 

· Spud Murphy (a écrit de nombreux excellents arrangements d’éditeurs) 

· Frank Skinner (a également écrit plusieurs des meilleurs arrangements « d’éditeur » des années 20 et 30 et a écrit un très bon livre intitulé « Arranging For the Modern Dance Orchestra ». (La deuxième édition est peut-être plus pratique pour les arrangeurs d’aujourd’hui). Petit à petit, mes oreilles sont devenues plus affinées et j’ai commencé à comprendre et à apprécier les morceaux bebop de Dizzy Gillespie et de ses collègues. Ensuite, il y a eu les brillants arrangeurs des années 50 : 

· Ernie Wilkins (Count Basie) 

· Billy May 

· Gil Evans 

· Neal Hefti 

· Robert Farnon 

· Oscar Pettiford et beaucoup, beaucoup d’autres !

DJ- Quel est l’arrangement ou le projet que tu as écrit, dont tu es le plus fier ? 

DB- Je suis fier des trois arrangements que j’ai écrits pour mon ami, le clarinettiste Engelbert Wrobel. À l’époque, il dirigeait un excellent quintette appelé Swing Society. Engelbert m’a demandé d’arranger trois pièces pour son quintette, plus un quatuor à cordes. C’était à l’occasion d’un enregistrement spécial pour célébrer le 20e anniversaire de Swing Society. Engelbert et son groupe ont joué à merveille, et le quatuor à cordes – composé de jeunes femmes de la région de Bonn – a joué exceptionnellement bien. Enfin, il a été superbement enregistré. De plus, j’ai contribué à une composition originale pour l’enregistrement. Il a été composé peu de temps après le décès de Benny Goodman en juin 1986. Je l’ai dédié à M. Goodman et je l’ai intitulé « Vive le Roi ! « . J’ai tenté de retraduire l’ambiance joyeuse et swing que M. Goodman et ses groupes qu’on ressentait sur plusieurs de leurs enregistrements de la fin des années 30 et du début au milieu des années 40. Encore une fois, Engelbert et le groupe ont été géniaux ! 
J’étais également content de ma session d’Octet 1987 pour Concord Records : « The Dan Barrett Octet : Strictly Instrumental. Ca aide bien que le groupe soit composé de bons musiciens ! J’ai eu beaucoup de chance d’avoir enregistré avec eux. Un CD plus récent (qui n’a que vingt ans maintenant, ha, ha) est d’un autre octet que j’ai dirigé pendant un moment appelé « Blue Swing «, qui est aussi le titre du CD, enregistré pour Arbors Records. Il a également été exceptionnellement bien enregistré et le groupe a magnifiquement joué mespartitions. Je suggérerais Wedding Bell Blues comme exemple. (WBB propose le chant vibrant et émouvant de la grande Rebecca Kilgore). Autres albumsde ma plume : 

· I Saw Stars (Rebecca Kilgore, avec Celestial Six de Dan Barrett) Registres Arbors

· Moon Song (Dan Barrett and His Extra-Celestials, avec Rebecca Kilgore) Arbors Records 

· Night Owl (Bryan Shaw) Arbors Records

DJ- Pourrais-tu me donner ta définition de l’écriture en une phrase simple ? 

DB- Une « phrase simple pour définir l’écriture » pourrait être « arrangement invisible ». 
À quelques exceptions près, je préfère un arrangement qui n’attire pas l’attention sur lui-même. Il met en valeur plutôt une chanson (ou un groupe, ou les deux) d’une manière qui attire l’attention de l’auditeur sur la chanson, ou sur le groupe, le chanteur ou le soliste, et n’attire pas l’attention sur l’arrangement lui-même. C’est difficile à faire ! 

DJ- Quel est l’arrangement (célèbre ou pas) que tu aurais aimé écrire ?

DB- Voici une liste très incomplète d’arrangements que j’aurais été fier d’avoir écrit :

 Annie Laurie (Jimmie Lunceford Orchestra, 1938; Sy Oliver, arr.)

 American Patrol (Glenn Miller Orchestra, c. 1940; Jerry Gray, arr.)

 A String Of Pearls (Glenn Miller Orchestra, 1939; Jerry Gray,comp./arr.)

 A String Of Pearls (Benny Goodman Orchestra, 1942; Mel Powell, arr.)

 Why Don’t You Do Right? (Benny Goodman Orchestra, 1942; MelPowell, arr.)

 Down South Camp Meeting (Fletcher Henderson Orchestra, 1934 and Benny Goodman Orchestra, c. 1935; Fletcher Henderson, comp./ arr.)

From Ab To C (John Kirby Sextet; 1938; comp./arr. Billy Kyle)

 Clarinet a la King (Benny Goodman Orchestra, c. 1940 Eddie Sauter, comp./arr.)

 Take The A Train (Duke Ellington Orchestra, 1941 comp./arr. Billy Strayhorn)

 The Good Earth (Woody Herman Orchestra, 1946 Neal Hefti, comp./arr.)

 Shiny Stockings (Count Basie Orchestra, 1955; Frank Foster, arr.)

 April In Paris (Count Basie Orchestra, 1955; Wild Bill Davis, arr.)

 Humpty Dumpty (Frank Trumbauer Orchestra, 1927; comp./arr. Fud Livingston)

 I’m Coming, Virginia (Frank Trumbauer Orchestra, 1927 Bill Challis, arr (?) Or maybe Don Murray (?)

 I’m Coming, Virginia (Benny Carter in Paris, 1937 arr. Benny Carter)

 Jumpin’ Punkins; Chloe; John Hardy’s Wife; In A Mellotone; oranything else by Duke Ellington or Billy Strayhorn !

DJ- Quels sont tes projets? 

DB- Le confinement me permet d’écrire actuellement presque tous les jours. J’ai écrit de nombreux morceaux pour mon ami Espagnol, Enric Peidro. Enric joue du saxophone ténor et dirige un grand groupe de six musiciens dans la région de Valence et d’Alicante en Espagne. Le groupe comprend trois cuivres et trois instruments rythmiques, mais à sa demande, j’inclus des parties « optionnelles » pour sax alto et guitare rythmique. En plus des charts pour son groupe normal, j’ai également écrit plusieurs morceaux pour l’octet complet d’Enric plus un quatuor à cordes, pour un projet séparé qu’il a en tête. Pour mon plaisir et monentraînement, je viens de terminer une transcription d’un enregistrement diffusé en 1937 de Blue Hawaii par l’orchestre de Benny Goodman. 

DJ- Peux-tu nous livrer une anecdote personnelle autour de l’écriture ? 

 DB- J’ai mentionné plus tôt que ma femme, mon fils et moi avons vécu un certain temps à New York. Nous y sommes restés près de quatorze ans, du début de 1983 à l’été 1996. On me voyait souvent au Jazz Club d’Eddie Condon, à Manhattan. J’y ai joué plusieurs fois, et si je ne travaillais pas un soir, je me tenais généralement au bar, écoutant les musiciens qui jouaient… Bien sûr, New York est célèbre pour ses spectacles et comédies musicales à Broadway. Avant le développement de programmes informatiques pour la notation musicale, les compositeurs et arrangeurs écrivaient la musique à l’ancienne : stylo ou crayon sur papier à musique. Bien entendu, les différentes parties devaient ensuite être « extraites » de la partition par un copiste. Les spectacles à Broadway et les innombrables séances d’enregistrement qui ont eu lieu dans la ville ont fourni du travail à de nombreux copistes qui ont travaillé dans diverses « maisons de disques » de la ville. Associated Music était un magasin populaire qui vendait une grande variété de partitions et de papiers manuscrits, ainsi qu’une sélection de stylos à copier professionnels, d’encre, de règles rectilignes et d’autres équipements utilisés par les compositeurs, arrangeurs et copistes à l’époque. Chaque fois que j’allais là-bas pour du papier et des fournitures de musique, j’étais impressionné par la rangée de copistes – environ sept ou huit hommes et femmes – alignés contre le mur du fond du magasin. Il semble qu’ils étaient toujours là, à toute heure du jour ou de la nuit. Chaque copiste avait son propre petit bureau. Une lampe de bureau était fixée au bord de la table et avait une extension pour que la lumière puisse être amenée directement sur le dessus de la table. La plupart des copistes portaient des visières vert foncé, comme les vieux caissiers de banque dans les vieux films. C’était quelque chose à voir et très intéressant pour moi. J’ai appris par expérience – et trop d’erreurs – que l’on ne peut tout simplement pas boire et essayer de copier avec précision en même temps ! Le premier verre de vin ne pose généralement pas de problème, mais après le deuxième ou le troisième verre, tu as de fortes chances de commencer à faire des erreurs. Lorsque tu copies à la main un arrangement à l’encre de Chine, comme le faisaient les copistes à l’époque, ça peut devenir catastrophique ! 
(J’ai eu l’occasion de rendre visite au tromboniste / arrangeur Billy Byers, qui utilisait la résidence du pianiste Joe Bushkin à Manhattan comme lieu de travail pendant quelques semaines, alors que Joe était hors de la ville. M. Byers copiait à l’encre sur du papier vélin, également appelé « peau d’oignon ». Le vélin est un papier très fin et translucide qui peut être facilement reproduit et a été utilisé pour les partitions des spectacles de Broadway. C’est un papier très fragile et délicat, et écrire dessus demande beaucoup de soin, de compétence et de précision. M. Byers était un maître, bien sûr. (Je me souviens en fait de l’émission sur laquelle il travaillait : « Private Lives «)
Ainsi, il est donc admis que les copistes travaillent mieux lorsqu’ils sont sobres. Cela ne change rien au fait que beaucoup d’entre eux apprécient un ou deux verres de temps en temps, mais toujours après avoir fini de copier pour la nuit. Alors maintenant, revenons au Jazz Club d’Eddie Condon. J’étais assis au bar lorsqu’un homme grand, mince et aux cheveux gris s’est assis sur le tabouret à côté du mien. Ses cheveux étaient plus ou moins coiffés comme ceux d’Albert Einstein et il avait l’air très fatigué. Il portait un jean bleu et une sorte de chemise en flanelle écossaise rouge. Il avait un long et beau visage et une épaisse moustache de Pistolero. Le barman du Condon jouait parfois le rôle de videur. C’était un gars sympathique que nous connaissions sous le nom de « Big Jim ». Big Jim s’approcha de nous et posa une serviette de bar devant l’homme qui venait d’arriver. Il l’a regardé et a dit : « Bonsoir, Brick! Que désirez-vous ? » « Bonjour, Jim. Je suppose que je vais prendre comme d’habitude… » Jim hocha la tête et revint instantanément avec une vodka sur de la glace. Brick prit quelques gorgées et soupira. Il leva son verre vide et Jim hocha la tête. Pendant que Jim préparait le prochain verre de Brick, je me suis tourné vers Brick et lui ai dit : « Bonsoir, monsieur. J’ai entendu Big Jim vous appeler « Brick ». Seriez-vous par hasard Brick Fleagle ?  » Le vieil homme haussa les sourcils et me considéra un instant. Jim posa tranquillement son nouveau verre devant lui. Brick l’a pris. Il l’a tenu à la lumière et l’a tourné dans un sens, puis l’autre. Je pense en fait qu’il l’admirait. Il prit une bonne gorgée et posa le verre. Il m’a regardé à nouveau. « En effet, c’est moi jeune homme. Brick Fleagle, en chair et en os ! Et avec qui aurais-je le plaisir d’échanger ces plaisanteries ? « Je m’appelle Dan Barrett, M. Fleagle. Je suis tromboniste. J’ai déménagé ici l’année dernière du sud de la Californie.
« Ah » dit-il. Il posa tranquillement le deuxième verre vide sur le bar, et dit un peu trop poliment. « Bienvenue à la Big Apple. Et comment se fait-il, jeune monsieur Barrett, que vous sachiez quoi que ce soit sur moi ? « Eh bien, monsieur, » dis-je, « je connais votre nom depuis des années, d’après les disques que vous avez faits pour HRS, avec Rex Stewart et les gars d’Ellington … » « Hmmm » Il grogna en secouant la tête. « Cela m’étonne franchement ! Une bonne et merveilleuse surprise comme celle-là, ça s’arrose ! 
J’ai ri et j’ai indiqué à Big Jim que je paierais à M. Fleagle la prochaine tournée. 
J’ai bu une autre bière pour ne pas laisser le vieux boire seul. Au cours des deux verres suivants, Brick (il a insisté pour que je l’appelle par son prénom) m’a parlé de son amitié avec Rex Stewart, qui était une relation très proche. Il a également parlé de Harry Carney et de mon héros Lawrence Brown. Il n’avait que des éloges et de l’admiration pour tous. Je me souviens qu’il m’a parlé de son enthousiasme lorsque les gars ont tous accepté de venir enregistrer ses compositions et ses arrangements. Je me souviens aussi de la crainte qu’il a exprimée quand il m’a dit qu’il se demandait comment rendrait l’arrangement, une fois au studio, il a dit : « Quand ils ont commencé à jouer, ça sonnait tellement mieux que tout ce que j’avais jamais envisagé ! Je ne pouvais pas croire que j’avais écrit ce genre de choses ! C’était comme de la magie, à quel point ils l’ont tous joué. Nous avons un peu parlé du métier d’arrangeur et je lui ai dit à quel point j’aimais l’écriture de Fletcher Henderson et la façon dont il utilisait les trios de clarinettes. Brick prit une gorgée de ce qui devait être sa cinquième vodka. J’adorerais dire qu’il ne donnait aucun signe d’ivresse, mais pour être honnête, il était déjà bien allumé. Il était toujours agréable cependant, et j’étais bien sûr honoré de passer du temps avec lui. « Maintenant, Daniel, ces clar’nets. Vous savez de quoi il s’agissait, n’est-ce pas ?  » Son discours était confus maintenant. 
« Eh bien » j’ai dit, « je pensais que c’était un son excitant et brillant… euh, non, je suppose que je ne sais pas. De quoi s’agissait-il ? » Brick a déclaré : « Je connaissais bien Fletcher pret’. C’était un homme très calme et timide. Un vrai gentleman. Son frère Horace était plus… extraverti. Mais Fletcher, était très religieux. Il a été élevé dans une maison stricte et est allé à l’église tous les dimanches.  » Il prit une autre gorgée de vodka. « Alors, maintenant, sais-tu de quoi parlaient ces clar’nets ? » Il a essayé de me regarder, mais ses yeux n’obéissaient pas vraiment. « Je suis désolé,  » dis-je. « Je ne comprends vraiment pas où tu veux en venir… » Brick posa sa main sur le bar. Quelques clients ont regardé dans sa direction, puis sont retournés à l’écoute du cornettiste Ed Polcer et du grand orchestre « maison » qu’il dirigeait chez Condon’s. J’ai pensé qu’Ed me pardonnerait d’avoir parlé à Brick au lieu de l’écouter.

Brick se ressaisit et continua. 
« Ecoute, mec ! Fletcher a grandi dans l’église baptiste ! C’était un homme très religieux, et la musique qu’il entendait à ces services avait un effet énorme sur lui ! Pensez à ces clarinettes qu’il a utilisées. Ces trios de clarinettes… Eh bien, pour lui, c’étaient les FEMMES du chœur de l’église, qui pleuraient. Et les riffs de cuivres, avec les sourdines… eh bien, c’étaient les HOMMES de l’église, répondant aux femmes. Tu vois ?  » 
J’ai eu l’impression que quelqu’un m’avait ouvert la porte vers une perception beaucoup plus profonde de ce qu’est le jazz, ou de ce qu’il POURRAIT être, ou peut-être de ce qu’il DEVRAIT être. J’ai hoché la tête. Puis Brick hocha aussi la tête, satisfait d’avoir enfin réussi à me faire comprendre cela. Il sortit de l’argent d’une poche et le plaça soigneusement sur le bar. Brick se leva lentement de son tabouret. Il a attiré l’attention de Big Jim et lui a indiqué l’argent. Jim comptait la monnaie pour un autre client, mais il hocha la tête et dit bonsoir à Brick. Je me suis levé quand j’ai vu Brick se lever pour partir. Je l’ai remercié pour le temps qu’il m’avait consacré et nous nous sommes serré la main. Il est sorti dans la nuit. Je savais qu’il y avait des taxis juste devant, donc je n’étais pas trop préoccupé pour la suite. En plus, il était arrivé jusqu’ici ! C’était une histoire incroyable racontée par un homme incroyable. Maintenant, chaque fois que j’entends un disque de Goodman ou Henderson avec un trio de clarinettes, je pense à Brick Fleagle et à ses idées personnelles qu’il a eu la gentillesse de partager avec moi ce soir-là chez Eddie Condon. 

DJ- Merci beaucoup Dan ! Prends soin de toi, et j’espère que j’aurai la grande chance de te voir bientôt à nouveau et de jouer avec toi sur les scènes européennes !